(Bruxelles) Une librairie québécoise ? À Bruxelles ? Il fallait du culot pour y penser, et encore plus pour le faire. Mais cela n’a pas empêché Ariane Herman et Dominique Janelle d’ouvrir Tulitu, en plein cœur de la capitale belge.

À première vue, une entreprise suicidaire. Mais à force d’enthousiasme, le beau risque s’est avéré payant : la boutique rencontre un vrai succès depuis son ouverture, il y a cinq ans, même si la crise sanitaire l’a obligée à revoir ses habitudes.

« Les gens viennent moins, il y a plus de commandes. Regardez tous ces sacs prêts à partir, il y en a partout ! », souligne Ariane Herman, derrière son masque.

Certes, on n’y trouve pas que du livre québécois. Librairie de « toutes les minorités », Tulitu se concentre aussi sur le féminisme et la culture LGBT.

Mais la littérature québécoise fait indiscutablement partie de son ADN. Pour son nom, d’abord (« Tu lis-tu », la pognez-vous ? ), mais aussi pour son inventaire qui ratisse large, de Kevin Lambert aux poésies du Noroît, en passant par Jocelyne Saucier, Larry Tremblay, Hubert Aquin, Anaïs Barbeau-Lavalette ou des maisons d’édition indépendantes, comme Lux, Remue Ménage, Écosociété ou Mémoire d’encrier.

Bonne humeur et bon goût

Comme au Québec, l’endroit séduit d’abord par son accueil.

Souveraine au milieu de tous ces bouquins, Ariane Herman, cheveux au carré façon Louise Brooks, reçoit comme on tiendrait salon, prodiguant ses conseils avisés à des clients suspendus à ses lèvres.

« Ah ! La femme qui fuit… magnifique. Excellent choix ! »

Ariane est 100 % belge. Dans ce qu’elle appelle son « ancienne vie », elle était conseillère politique. Puis il y a eu la crise de la cinquantaine et l’envie de changement.

Alors elle a pensé à cette librairie aux teintes fleurdelisées. Un choix naturel puisqu’elle fréquente depuis longtemps la littérature québécoise. Son frère, Gilles Herman, est l’actuel directeur des éditions du Septentrion et entretient des liens étroits avec la librairie Vaugeois, à Sillery.

« Pendant 20 ans, j’ai passé mon temps avec des livres québécois dans mes valises », résume-t-elle.

Deux femmes qui se complètent

Sa rencontre avec Dominique Janelle, 100 % québécoise, ex-libraire chez Olivieri et agente chez Québec Éditions, lui permet de transformer le fantasme en réalité. Les deux femmes se complètent. La première a un réseau à Bruxelles, la seconde est branchée sur le milieu de l’édition au Québec.

Dont acte. Le 20 février 2015, Tulitu ouvre ses portes rue de Flandre, petite artère branchée du centre-ville, quelques heures avant le début de la Foire du livre de Bruxelles qui, pur hasard, se consacre cette année-là au Québec.

Ce timing judicieux va lui donner un coup de pouce inespéré, même si tous les clients ne comprennent pas, d’entrée de jeu, ce que peut bien vouloir dire ce drôle de nom. Tulitu.

« Certains m’ont demandé si c’était du latin ! », rigole Ariane.

Une librairie militante

Exception faite de la Librairie du Québec à Paris, Tulitu est la seule librairie d’Europe avec une offre aussi importante de livres québécois. C’est un des rares points communs entre les deux établissements, la petite librairie bruxelloise étant plus ouvertement marginale, diversifiée et militante. « Nos choix sont engagés, résume Ariane. On met en avant des livres qui ne sont pas mis en avant ailleurs. »

Cela passe par un gros rayon de littérature québécoise, oui, mais aussi par des livres sur l’anticolonialisme, la sexualité, la philosophie, la fluidité des genres ou l’écoféminisme, écrits ou non par des auteurs québécois. Où Kim Thúy et Naomi Fontaine côtoient Habiter en oiseau, de la Belge Vinciane Despret ou Sorcières, de la Suisse Mona Chollet.

« L’idée, c’est de faire des ponts entre le livre québécois et les autres livres », résume Ariane Herman.

L’endroit est devenu un tel incontournable que la plupart des auteurs québécois de passage à Bruxelles y vont pour des lectures et des séances de signature. Des évènements plutôt courus qui, Ariane ne s’en cache pas, l’ont un peu éreintée.

Pour les livres… et la libraire

Étonnant qu’une librairie de niche fonctionne aussi bien. Il faut dire que Tulitu profite d’une clientèle curieuse et avide de découvertes. Sans compter son inventaire de qualité, qu’un média belge a déjà comparé à une « caverne aux 8000 trésors »

Ariane suggère que le succès de Tulitu serait attribuable aux atomes crochus entre Belges et Québécois. « Il faut se rendre compte qu’on a des liens indéfectibles, dit-elle. Il y a la question des minorités, de la langue. On a aussi le sens de l’autodérision. On est cool. On est des curieux. »

Mais elle oublie de dire que si la librairie a du succès, c’est aussi un peu grâce à elle. À son enthousiasme et à son lien de proximité avec les clients, qui achètent ses suggestions les yeux fermés. Ahmed, habitué rencontré sur les lieux, trouve que Tulitu a amené « la culture qui manquait au quartier ». Et dit avoir découvert ici la poésie québécoise, « un truc qu’[il] ne trouve dans aucune autre librairie ».

Et sa collègue Dominique ? Après trois ans à Bruxelles, elle est repartie vivre à Montréal. Ce qui ne l’empêche pas de revenir périodiquement rue de Flandre.

Du Québec, l’aventure se poursuit par ailleurs. Un jour, si la vie et les pandémies le permettent, une succursale de Tulitu pourrait ouvrir ses portes à Montréal. « Ce n’est pas un projet en l’air. J’y travaille », résume Dominique Janelle.

On ne sait pas encore quand. Mais on sait que personne ne posera de question sur le nom…