On apprend l’histoire des peuples, notamment du sien, au travers de récits articulés autour de dates, de basculements ou de ruptures jugés « historiques ». Or, les changements de société surviennent lentement, estime l’historien Jocelyn Létourneau. Et le parcours du Québec est bien plus fait de « passages » que de ruptures, comme il l’expose dans son essai La Condition québécoise.

Que veulent les Québécois ? « Beaucoup de choses en même temps », estime Jocelyn Létourneau, professeur au département des sciences historiques de l’Université Laval. Ce n’est pas une boutade : la multiplicité des aspirations individuelles et collectives des Québécois constitue un trait important et souvent négligé, selon lui, dans la version de l’histoire qui s’est imprégnée dans les manuels et dans l’imaginaire collectif.

Son essai La Condition québécoise ne cherche pas à déterminer « une essence de l’identité québécoise », précise-t-il d’emblée. Son projet est plutôt de cerner les « caractéristiques » développées par les gens vivant en ce coin du monde depuis l’époque de la Nouvelle-France et leur impact sur le devenir de notre nation.

Envisager l’histoire du Québec, pour l’historien, c’est d’abord la voir « comme un espace d’interactions ». Ce parti pris est manifeste dès le début de l’essai, où il raconte les rapports entre les colons français et les différentes nations autochtones, leurs alliances intéressées, leurs conflits, leurs interdépendances ainsi que les divisions existant au sein même de ces communautés.

Qu’il s’agisse des Canadiens (l’appellation avait déjà cours au XVIIe siècle), des Français, des autochtones ou des Anglais, par exemple, Jocelyn Létourneau refuse l’idée de blocs homogènes. « Je n’envisage pas les groupes dans leur soudure complète, insiste-t-il. Les gens ne restaient pas prisonniers de leur ancrage ethnique. »

Les nations autochtones étaient multiples. Des divergences d’intérêt apparaissent aussi assez tôt entre les Français et les natifs de la Nouvelle-France. « Penser cette simultanéité de la collaboration et du conflit est, dit-il, une caractéristique importante de l’histoire que je développe. » Il estime que c’est dans les zones de gris que réside l’histoire.

La Conquête revue et corrigée

Même la Conquête et ses suites, évènement déterminant s’il en est, sont traitées avec nuance. Ce changement d’administration coloniale « ne projette pas la société qui se développait dans le néant », selon l’auteur. Les Anglais, comme les Français avant eux, exploitent le territoire selon leur vision et leurs intérêts dans des rapports de conflits et de collaboration avec la majorité francophone. Dans le bloc au pouvoir, après la Conquête, il y a d’ailleurs « des anglophones et des francophones et des gens appartenant à différentes classes sociales ».

La rébellion des patriotes est aussi à embrasser dans toute sa complexité.

Une grande majorité de gens était pour le changement, mais comment l’orienter, ce changement ? Il y avait énormément de divergences entre les individus, les groupes, les partis, etc.

Jocelyn Létourneau

Ce désir de changement – multiple, comme toujours – était aussi palpable en octobre 1970. Or, l’une des choses qui caractérisent les Québécois, c’est leur « allergie aux extrêmes et aux excès », selon l’historien. Dès qu’il y a eu mort d’homme, l’appui au FLQ s’est étiolé. « La violence n’a jamais été la dominante de la quête d’affirmation des Québécois », tranche Jocelyn Létourneau, qui constate qu’on s’attarde davantage à ressasser la mémoire spectaculaire de ces évènements qu’à en « démontrer l’impact significatif sur la société québécoise ».

Insister sur les dichotomies est, de son point de vue, un « péché capital » en histoire. Ainsi, le Québec ne s’est pas réveillé d’une hibernation de deux siècles avec l’arrivée au pouvoir de Jean Lesage et de son « équipe du tonnerre » en 1960. Jocelyn Létourneau réexamine d’ailleurs depuis des décennies la Grande Noirceur, d’où est née la Révolution tranquille.

« Le Québec évolue au même rythme que la société nord-américaine à cette époque-là, soutient l’historien. On n’était quand même pas en situation de déphasage. Il y avait aussi l’économie qui se déplaçait vers les Grands Lacs, c’était vrai au Canada et aux États-Unis. C’était un problème concret. Comment réagir à ce mouvement qui semblait inéluctable ? »

Décolonisation des esprits

Ces symboles comme la Crise d’octobre ou la Révolution tranquille sont des symboles puissants dans notre imaginaire collectif, en particulier pour la génération des baby-boomers, selon lui. Or, il croit que la « condition québécoise » de la jeune génération est différente de celle de ses aînés. Qu’un mouvement de « décolonisation » des esprits est amorcé.

On n’est plus « nés pour un petit pain ». On n’a plus à prouver non plus qu’on peut être, comme Québécois, aussi innovants, aussi créatifs, aussi habiles en affaires que les autres. Être Québécois n’est pas – ou plus ? – une limite aux yeux des plus jeunes, selon Jocelyn Létourneau. C’est un fait.

Et c’est maintenant au contact de l’Autre que le Québec d’aujourd’hui s’envisage et avance. Se « déploie à nouveau » et se « régénère ». Ce mouvement, ce nouvel espace d’interrelations, l’historien le voit d’un œil positif : « Une société qui ne se régénère pas se folklorise. »

PHOTO FOURNIE PAR LES ÉDITIONS SEPTENTRION

La Condition québécoise, de Jocelyn Létourneau, 317 pages