Ô cruelle ironie ! Alors que certains ont vu le confinement comme l’occasion rêvée de se plonger dans les livres, de nombreux « bibliovores » se retrouvent freinés dans leur capacité à se « projeter » dans leurs romans. En attendant que le chapitre coronavirus se close, voici quelques pistes pour tourner la page.

« J’ai à peine lu 100 pages en 2 semaines quand j’en étais à 20 par jour avant. [...] J’avais l’habitude de lire avant d’aller dormir et là, une fois sur deux, je ne suis pas capable d’aller au-delà de 1 ou 2 pages », gazouille une internaute montréalaise désemparée.

« Je suis incapable de lire ! J’arrive à regarder des séries, mais ma tête est sans aucun doute ailleurs à tous instants », surenchérit la consultante en voyages Ariane Arpin-Delorme sur Facebook.

Un article paru récemment dans le quotidien italien La Repubblica mettait le doigt sur le bobo : bien des lecteurs happés par le maelström de la crise du coronavirus ne parviennent plus à se concentrer sur les récits qu’ils dévorent habituellement. Et les Québécois ne sont pas épargnés.

Normal, indique la présidente de l’Ordre des psychologues du Québec, Christine Grou. « Le stress et l’anxiété affectent les zones du cerveau responsables des capacités d’attention et de la mémoire à court terme. La qualité et la quantité de sommeil sont aussi affectées, ce qui a les mêmes répercussions », explique-t-elle, précisant que les perturbations internes altèrent notre aptitude à encoder l’information davantage que les distractions externes (comme du bruit ambiant). Un réflexe qui remonte à la nuit des temps.

Quand il y a une menace, toute l’énergie va être concentrée à vous défendre contre celle-ci, comme si un mammouth vous attaquait. Plus le danger est grand, plus le cerveau sera mobilisé.

Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec

Enseignant en littérature à la retraite et chercheur au Laboratoire intercollégial de recherche en enseignement de la littérature, Marcel Goulet note que « la langue est presque entièrement mobilisée par la prise en charge de la crise », ce qui érode la fonction de divertissement du roman. Il pose alors la question : devrions-nous nous tourner vers d’autres formes de langage, comme la musique ?

Le professeur remarque également que l’une des approches de la littérature, qui nous confronte à l’altérité, s’en trouve brimée : « L’expérience de lecture exige un décentrement qui est mis à mal par la difficulté à s’ouvrir à autrui, en temps de crise. On est centré sur soi, sur sa peur », expose-t-il.

Il évoque enfin le philosophe Jean-Marie Schaeffer, pour qui l’analyse de la littérature fait davantage appel à l’attention divergente (une association d’idées et de concepts) qu’à l’attention convergente (centrée sur la solution à un problème). Or, la crise actuelle mobilise la seconde au détriment de la première.

Vécu différemment

Nous ne sommes pas tous faits du même bois, de sorte que certains parviennent à passer outre le tourbillon de la crise, voire à consacrer plus de temps à la lecture. C’est le cas de Caroline Gref, qui travaille dans la recherche et est très investie dans les randonnées.

« En temps normal, je n’ai jamais le temps de lire, car je suis trop prise par les réseaux sociaux pour le travail ou l’organisation d’activités. Depuis la pandémie, j’ai du temps pour moi, je suis en mesure de lire et je peux même dire que j’arrive à l’oublier », confesse-t-elle, bien qu’elle ressente l’angoisse ambiante.

Comment expliquer ces disparités entre lecteurs ? Les capacités de gestion du stress et de l’anxiété divergent selon les individus, certes, mais le contexte doit aussi être considéré : un célibataire qui habite un vaste loft ne vivra pas la chose comme une grande famille qui partage un demi-sous-sol exigu. « On n’est pas tous confinés de la même manière, cela va influencer nos dispositions à se plonger dans un livre », rappelle Christine Grou.

Légèreté et liberté

L’article de La Repubblica nous sert une conclusion digne d’un drame hugolien : il n’existe pas de solution à cette entrave à la lecture. Un constat réfuté par Mme Grou et M.  Goulet, qui ont esquissé des pistes convergentes pour retrouver le chemin d’une littérature libérée.

La psychologue préconise en premier lieu de prendre la mesure des effets de la situation sur nos capacités de concentration et de ne pas s’en inquiéter. Fort de cela, on pourra se tourner vers des livres plus légers, attisant vraiment notre intérêt, et ne rien s’imposer. Bref, c’est le moment d’appliquer les 10 « droits du lecteur » édictés par l’écrivain Daniel Pennac (voir plus bas).

Marcel Goulet complète le conseil en pointant les vertus d’une œuvre qui a déjà exercé son pouvoir sur nous.

Pourquoi ne pas aller rechercher un livre qui nous a particulièrement séduit ? J’ai eu beaucoup d’étudiants qui pratiquaient la relecture périodique, c’est une façon de renouer avec l’expérience de plaisir que procure la littérature.

Marcel Goulet, enseignant à la retraite et chercheur

Nos deux intervenants insistent, d’une seule voix, sur la nécessité d’identifier un lieu, un moment et un environnement propices à la lecture. Ceci implique de rompre les fils qui nous relient à l’actualité et au réel en s’éloignant des radios, télévisions et connexions à l’internet, mais aussi du tourbillon familial. « C’est difficile avec le télétravail et les enfants à la maison, concède Mme Grou. Il faut créer une bulle, chercher le lieu et le moment où il y a le moins de distractions possible. »

M.  Goulet parle justement d’une « chambre à soi », en référence à Virginia Woolf, soit « un lieu pour sortir d’un espace-temps occupé par le traitement de la crise, s’évader du réel et s’ouvrir à l’autre, prendre la mesure des transformations opérées sur nous par la lecture et, pourquoi pas, se l’écrire à soi-même ».

Les 10 droits du lecteur

Ce n’est pas le moment de se mettre de la pression pour lire ! Pour renouer avec sa concentration et lâcher du lest, on pourrait consulter les 10 droits du lecteur, exposés par Daniel Pennac dans Comme un roman, puis regroupés dans une édition spéciale. Les voici :

1. Le droit de ne pas lire

2. Le droit de sauter des pages

3. Le droit de ne pas finir un livre

4. Le droit de relire

5. Le droit de lire n’importe quoi

6. Le droit au bovarysme

7. Le droit de lire n’importe où

8. Le droit de grappiller

9. Le droit de lire à haute voix

10. Le droit de se taire