À l’été 2018, SLĀV et Kanata, deux productions de Robert Lepage, ont projeté au premier plan médiatique la notion d’appropriation culturelle. Les débats se sont poursuivis, pendant des mois, sur la liberté de création artistique et ses limites, entre ceux qui condamnent toute forme d’appropriation culturelle et ceux qui défendent mordicus la liberté d’expression.

Un an et demi plus tard, Ethel Groffier propose dans le très éclairant essai Dire l’autre – Appropriation culturelle, voix autochtones et liberté d’expression (Leméac) de sortir de cette opposition binaire et de ce dialogue de sourds.

« Pour que le débat passe de l’invective au dialogue constructif, indispensable à notre époque de multiculturalisme et d’immigration, il importe de cerner la notion pour essayer de distinguer entre l’inévitable échange interculturel et les comportements préjudiciables », écrit l’ancienne professeure de droit de l’Université McGill, désormais chercheuse émérite au Centre Paul-André Crépeau de droit privé et comparé du Québec.

PHOTO DAVID LECLERC, FOURNIE PAR LE THÉÂTRE DU SOLEIL

Pour que les accusations d’appropriation culturelle cessent, il faudra une réelle réconciliation avec les Premières Nations, estime Ethel Groffier. Cette photo a été prise lors d’une répétition de la pièce Kanata de Robert Lepage pour le Théâtre du Soleil.

Ethel Groffier propose différentes définitions et interprétations de ce concept jusqu’à récemment méconnu, tout juste intégré à l’Oxford English Dictionary qui le définit comme « l’adoption non reconnue ou inappropriée de coutumes, pratiques, idées, etc., d’un peuple ou d’une société par des membres d’un autre peuple ou société, typiquement plus dominant ».

La chercheuse évoque bien sûr les dérives d’une acception trop large de cette expression, notamment dans les universités (cours de yoga annulé à l’Université d’Ottawa, discours censurés de professeurs invités controversés, etc.), provoquées par des effets de meute. « Rien n’est plus contagieux que l’indignation », écrit Ethel Groffier. En prenant l’exemple de la chanteuse Beyoncé, critiquée pour avoir porté un costume de Bollywood dans un vidéoclip, l’essayiste se demande de manière rhétorique s’il faut « élever des barrières totalement étanches pour que chacun reste strictement chez soi ».

On devine où elle loge, mais il ne faudrait pas croire qu’elle repousse d’un revers de main la légitimité des revendications des groupes minoritaires. 

Il faut qu’une réelle relation de pouvoir existe, selon elle, pour que l’accusation d’appropriation culturelle soit recevable. 

Aussi, Ethel Groffier présente une synthèse de ce que représente ce concept pour des membres des Premières Nations, dont proviennent la plupart des accusations d’appropriation culturelle au Canada et au Québec.

On ne pourra lui reprocher de manquer de sensibilité envers les peuples et les questions autochtones. Les Premières Nations voient leurs histoires, leur art, leur artisanat « pillés sans merci », écrit-elle. Les sévices qu’elles ont subis, les injustices sociales et économiques auxquelles elles font face sont indissociables de leurs revendications. Comme les conséquences de la colonisation et de ce que l’universitaire n’hésite pas à qualifier de génocide culturel.

Or, les tenants d’une liberté d’expression sans entraves ignorent trop souvent « l’histoire de colonialisme et de racisme qui est à la base des accusations sérieuses d’appropriation culturelle ». 

Exemples à l’appui, Ethel Groffier dénonce au passage le « racisme agressif fondé sur une ignorance abyssale de la riche culture autochtone » de chroniques de Denise Bombardier, ainsi que la résistance de certains de ses collègues aux revendications territoriales autochtones.

« D’un côté, la jeunesse voit le nationalisme impérial de “l’homme blanc”. De l’autre, la revanche attendue des damnés de la Terre. Il est difficile de ne pas reconnaître là une terrible haine de soi », écrivait en 2015 le chroniqueur du Journal de Montréal Mathieu Bock-Côté. « Les théories qui enracinent l’identité dans le sol, Blut und Boden (le sang et le sol) – élément central de l’idéologie nationale-socialiste – ont causé bien des catastrophes au siècle passé », rappelle avec justesse Ethel Groffier.

Son essai n’est pas pour autant un réquisitoire contre le « privilège blanc » et ses plus ardents défenseurs. C’est plutôt une réflexion éclairée et nuancée sur le concept « imprécis » d’appropriation culturelle, qui pose cette question fondamentale : « Qui a le droit de représenter les autres et leur réalité sans en dénaturer le sens et en usurper la légitimité ? Et, surtout, qui décide ? »

PHOTO MICHÈLE LAURENT, FOURNIE PAR LE THÉÂTRE DU SOLEIL

Photo prise lors d’une répétition de la pièce Kanata

L’essayiste ne tranche pas nécessairement la question, mais – tout en appelant à davantage de dialogue et de compréhension – prend la défense d’artistes qui, comme Robert Lepage, créent de bonne foi, « avec sincérité et respect ». Pour Ethel Groffier, l’intention compte, pas seulement le résultat.

« Selon les critiques de Kanata, on s’approprierait le droit de parole. Cela signifierait-il que les Autochtones seraient privés de ce droit ? Certainement pas en principe. Il ne s’agissait pas d’occulter l’histoire des Autochtones, mais, au contraire, de la mettre en lumière. Dans les faits, cependant, les Autochtones ont manqué jusqu’à présent de moyens de se faire entendre. »

Les peuples autochtones peinent à raconter leurs propres histoires. Il faut leur en donner les moyens, soutient Ethel Groffier. « Quant au mythe de l’égalité des chances, il est employé pour contrer toute action positive susceptible de restaurer l’équilibre. Nous sommes tous égaux et reconnaître une différence est une menace pour la démocratie. Toute l’histoire des peuples autochtones au Canada montre qu’il n’y a pas eu pour eux d’égalité des chances. »

Pour que les accusations d’appropriation culturelle cessent, il faudra une réelle réconciliation avec les Premières Nations, estime l’universitaire. Mais pour qu’il y ait réconciliation, il doit y avoir réparation, souligne la poétesse innue Natasha Kanapé Fontaine. « Il ne s’agit pas de donner, mais de rendre », écrit Ethel Groffier. Aussi, il faudra selon elle « prendre connaissance de l’histoire véritable de la colonisation avec tous les malheurs qu’elle a engendrés », ainsi que la mesure de notre propre responsabilité, « voire de notre culpabilité ».

Il n’en demeure pas moins, selon Ethel Groffier, que les accusations d’appropriation culturelle – un concept neutre à la base, qui a pris un sens péjoratif depuis les années 80 – « augmentent le risque d’une censure ou d’une autocensure susceptible d’appauvrir la culture artistique et littéraire ».

Elle cite le regretté intellectuel américano-palestinien Edward Said (L’orientalisme), qui refusait la supposition que « seules les femmes peuvent comprendre la condition féminine, que seuls les Juifs peuvent concevoir la souffrance juive, que seuls les anciens sujets coloniaux peuvent saisir l’expérience coloniale ». Et elle juge irréaliste de souhaiter que « les écrivains et les artistes blancs s’abstiennent de peindre les gens de couleur, les hommes de prendre la voix d’une femme, les hétérosexuels de parler des LGBTQ ».

Elle craint du reste que ce genre d’injonction n’ouvre la porte à la censure institutionnelle.

Dès que l’on essaie de réglementer ce qu’on a le droit ou non d’écrire, de peindre ou de mettre sur scène, on met le geste créateur en danger parce que les forces réactionnaires qui nous gouvernent ont pour la censure une sympathie aussi vive qu’elle est dissimulée.

Ethel Groffier

Aussi, pour elle, la collaboration avec les groupes minoritaires, quoique bénéfique, ne devrait pas être obligatoire. « La liberté de création artistique ne signifie pas l’encouragement à l’appropriation culturelle. Elle n’abolit pas le souci du dialogue, l’examen de l’effet possible de l’œuvre entreprise, la retenue devant la possibilité de causer un préjudice. Mais elle demeure un principe fondamental voulant que le créateur n’a pas à se faire interdire a priori de traiter certains sujets, à se voir imposer une façon d’écrire ou de peindre, une limite à son inspiration. »

Selon Ethel Groffier, qui comprend mal qu’on ait voulu imposer le silence à un humaniste tel Robert Lepage, reconnu pour s’élever contre l’injustice, « le créateur n’a pas à faire une pénitence spéciale, à expier les crimes du colonialisme par le sacrifice de sa créativité. L’heure est à l’action, pas à la culpabilité ».

Picasso n’a pas nui à l’art africain, note l’auteure, qui en appelle aux gens de bonne volonté, d’un côté comme de l’autre, pour faire la part des choses. Sa conception de l’appropriation culturelle ne trouvera pas grâce aux yeux de tous les militants, mais elle me semble relever de la mesure, de la modération et du compromis raisonnable. Elle ajoute surtout une pierre essentielle aux fondations d’un dialogue qui reste à faire.

IMAGE FOURNIE PAR LEMÉAC

Dire l’autre – Appropriation culturelle, voix autochtones et liberté d’expression, Ethel Groffier, Leméac, 141 pages.