Natale dégage une joie communicative aujourd’hui. Je l’ai sentie avant même qu’il émerge du sommeil. En deux mois de fréquentations, je ne l’ai jamais vu irradier à ce point. Ce matin, au motel de Baie-Comeau, il en a oublié d’éteindre la veilleuse qu’il allume chaque nuit. J’ai débranché la lampe, attendrie, en songeant que Natale est chanceux de craindre l’obscurité plutôt que la vue du sang, comme moi.

Comment ne pas comprendre l’enthousiasme de mon amoureux ? C’est sa première fin de semaine de congé depuis notre rencontre. Après un mois infernal en tant que pigiste culturel, il peut sortir de Québec, partir sur la route et profiter du beau temps : le dernier jour d’octobre compte, n’est-ce pas ?

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Natale chantonne. Même lorsque le pick-up tressaute en s’enfonçant dans la boue et les immenses trous de la pire route du Québec. Le gravier pleut sur la carrosserie comme si des grêlons giclaient du sol. Lors de notre escale à la boutique du Motel de l’Énergie, mon amoureux n’a pu s’empêcher de se procurer un t-shirt « J’ai survécu à la 389 ».

J’ai décliné sa proposition d’acheter une camisole assortie, préférant marcher dans le stationnement pendant qu’il fouinait dans le magasin. Mes yeux se sont rivés sur la gigantesque structure de Manic-5. Les arcs de pierre dominaient le panorama à la manière d’une chaîne de montagnes. J’ai reculé d’un pas, frappée par des vibrations de colère. Une vingtaine de secondes plus tard, un couple à vélo a surgi, en pleine dispute.

De retour à l’extérieur, mon amoureux a froncé les sourcils en me découvrant si concentrée. Il m’a demandé : « Ça va, Taïna, rien de grave ? » Je n’ai pas osé lui parler de ma faculté de percevoir les émotions environnantes ou emmagasinées dans les lieux. J’ai eu peur qu’il me quitte, à l’instar d’autres avant lui. Il était inquiet, je l’ai senti, tout comme j’avais distingué, lors de notre première rencontre au café, la bienveillance et la fougue qui émanaient de l’ensemble de sa personne.

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Je devrai être vigilante : moduler mes émotions et mes sensations, rester étanche, en contrôle.

Je suis remontée sur le siège passager après avoir proposé à Natale de conduire. Mon amoureux m’a répondu qu’il me confierait le volant à la suite de notre escale à Gagnon : depuis le temps qu’il souhaite visiter ce village fantôme ! La route vers le Labrabor est encore longue, bien qu’il ne soit pas midi.

Le paysage chancelle. Autour de nous s’étalent la même espèce d’épinette frêle et quelques feuillus dépenaillés par l’imminence de novembre. Des chaînes de montagnes bleutées se hissent dans le lointain.

Mes doigts se crispent sur la courroie de mon sac à main. Je repère une présence avec une acuité de plus en plus marquée. Celle d’une ville de jadis.

Natale se tourne vers moi en souriant.

« Dans un kilomètre à peu près, on sera à Gagnon. J’ai hâte de voir ce qu’il reste de la ville. Il paraît que tout a été rasé après la fermeture de la mine. »

Mon ressenti me fait estimer le départ massif des habitants à 35 ans auparavant. Mais il y a trop d’échos pour que ce soit complètement abandonné.

« Ça a été rasé en 1985, poursuit Natale. J’ai imprimé un plan des rues que j’ai trouvé sur internet. Mais si je me fie à ce que je vois, toutes les avenues vont être recouvertes par la végétation. »

Natale a raison : les épinettes et les herbes hautes en bordure de la route ont une voracité étonnante.

Un panneau indique « Site de l’ancienne ville de Gagnon ». Mon amoureux ralentit. Un terre-plein se devine, au centre du chemin principal. De chaque côté de l’artère goudronnée, des trottoirs crevassés s’incurvent. À gauche, un lac, assombri malgré le soleil d’après-midi, blafard. La grisaille du ciel est tombée comme un couvercle.

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Non loin du rivage, une roulotte blanche. Ses murs intérieurs truffés d’escargots suintants. Les reptations traînantes et visqueuses des mollusques. Leurs tentacules alourdis de bave. Je secoue la tête pour déloger l’image, un peu nauséeuse.

Enthousiaste, Natale arrête le moteur.

« Viens voir, Taïna ! »

Il défroisse sa carte. Saisit son cellulaire qui gît sur le siège arrière, manifestement pour prendre des photos. Ici, le réseau est inexistant.

Des picotements emplissent mes bras et mes jambes. Cet endroit. Il s’y est tramé des événements tragiques. Mais je ne veux pas décevoir Natale, qui met tant de bon cœur dans notre sortie : je suis toujours la plus taciturne, la plus maussade de notre couple. Je ferai un effort. Ce n’est pas parce que je perçois le passé qu’il va nous assaillir. Il suffit de ne pas abaisser le bouclier.

Natale bondit à l’extérieur, rejoignant rapidement le trottoir de droite. Je le suis en soufflant sur une mèche de cheveux pour chasser les moustiques.

Je baisse les yeux vers mes mains nues. Une douzaine d’insectes s’apprête à se poser sur mes veines, qui palpitent. Une douzaine ? Je me contracte en imaginant le sang circuler sous ma peau. S’éclaircir. Et s’éclaircir. Comment les moustiques peuvent-ils être aussi nombreux en quelques secondes ? Former une nuée ? J’enfouis nerveusement les mains dans les poches de mon manteau.

Autour de mon amoureux, une soixantaine d’insectes s’assemblent en un essaim dense, sombre comme les nuages qui nous enclosent. Les maringouins peuvent être agressifs, mais autant ? Leurs pattes et leurs ailes chatouillent l’intérieur de mes oreilles, mes narines… Je m’ébroue pour fuir leurs offensives.

Les morsures font monter des images. Je vacille. Une vieille femme de Gagnon, revenue sur les lieux après la démolition. Sa phobie des insectes. Au cours d’une promenade, elle chute parmi les herbes jaunies. Paralysée. Le sol l’enveloppe, pulsant. Des fourmis dans les plis de ses vêtements. Une foule de moustiques sur son cou, ses paupières. Les araignées tissent des toiles sur ses bottillons. Inerte jusqu’à ce que la peur fige ses veines. Les insectes l’ont dévorée. Pendant des semaines, des mois. Je sens la nausée décupler. Pauvre femme…

En me concentrant, je pourrais dire où la malheureuse est ensevelie. Sous l’une de ces boursouflures étranges de la terre que l’on rencontre parfois en forêt.

Les assauts des insectes persistent. Heureusement, j’ai toujours été prévoyante.

Je fouille dans nos bagages, repousse les manteaux et les écharpes avant de dénicher les chapeaux en toile-moustiquaire. Je tends le sien à Natale, qui l’enfile avec un soupir de soulagement. Nous n’aurions pas dû sortir sans protection.

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À l’abri, je me dirige vers une bouche d’égout, en bordure du trottoir. Natale m’imite.

Il prend un cliché des vestiges du système d’aqueduc, malgré la pénombre grandissante. Je m’agenouille devant le grillage. Mes mains effleurent les barreaux corrodés.

Une vague d’effroi afflue.

Des rats, dans les égouts. Par centaines. La horde se rue sur un jeune homme qui les craint par-dessus tout.

Il est encore au fond. Déchiqueté par les dents des rongeurs. Des crocs sales ont grignoté sa cage thoracique. Une dépouille oubliée dans un mausolée nauséabond. Impénétrable, telle la noirceur qui nous écrase de plus en plus entre les montagnes courtaudes de Gagnon.

Je titube, les jambes flageolantes. La route chavire sous mes semelles. Le malheureux a subi un sort épouvantable dans les entrailles des canalisations.

Mon amoureux me regarde avec circonspection. Il n’a pas compris que ce lieu collectionne les peurs. S’en nourrit pour subsister depuis qu’il est dépourvu d’habitants. Celle des escargots dans la caravane. Des insectes de la vieille dame. Des rats.

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Ne pas penser à ma phobie. Surtout pas. Laisser la barricade en place.

Et Natale qui redoute l’obscurité. Se peut-il que cet endroit l’ait flairé ?

Certainement, oui.

Sinon, comment expliquer que la lumière décline depuis notre arrivée ? Au point d’évoquer à présent les soubresauts du crépuscule ?

Natale consulte nerveusement l’heure sur son cellulaire.

« Il fait vraiment trop noir pour 12 h 25. Ce n’est pas normal. On dirait que c’est presque la nuit. On voit pratiquement les étoiles… »

Mon amoureux tressaille, les yeux agrandis derrière la toile-moustiquaire de son chapeau.

« On devrait retourner dans la voiture. Maintenant. »

J’acquiesce. Nous regagnons le véhicule en quelques enjambées rapides. Je me glisse derrière le volant. Natale me rejoint sur le siège passager, le souffle hachuré. Je démarre le moteur du pick-up. Les phares sont morts, complètement noircis, comme carbonisés de l’intérieur.

La panique de Natale jaillit dans la nuit conquérante.

Je pose une main sur son poignet. M’oblige à redresser les épaules.

Ne pas penser à ma peur. Surtout pas.

La respiration bruyante de mon compagnon dans l’habitacle de ténèbres.

« Ne laisse pas Gagnon ajouter ta peur à sa collection. »

J’inspire profondément.

Sur la carrosserie, un chuintement évoque un robinet mal fermé, d’où perlent des gouttelettes épaisses.

Natale gémit.

Le raclement d’une aiguille, sur l’asphalte. À l’extérieur de la camionnette. De plus en plus près. Un goût de métal se répand sur mes lèvres.

La sensation que mes paupières saignent. Des larmes écarlates ruissellent sur le volant.

Une à la fois.

La ville halète.

Je sens sa nuit commencer à me drainer.

Qui est Ariane Gélinas ?

Ariane Gélinas est chroniqueuse et critique (Les libraires et Lettres québécoises), directrice littéraire (Le Sabord et Brins d’éternité) et chargée de cours à l’UQTR. Elle est également l’auteure de sept livres, dont la trilogie Les villages assoupis (prix Jacques-Brossard, Arts Excellence et Aurora/Boréal) ainsi que Les cendres de Sedna (prix Arts Excellence et Aurora/Boréal). Son plus récent roman, Quelques battements d’ailes avant la nuit, est paru chez Alire.