(Paris) Trente-huitième album des aventures d’Astérix à paraître aujourd’hui, La fille de Vercingétorix est le blockbuster de cette rentrée littéraire en français. La machine commerciale est bien huilée, l’histoire le sera-t-elle aussi ?

Éric Sannier ne se frotte pas les mains, mais c’est tout comme. Le 38album des aventures d’Astérix sort aujourd’hui. Et pour cet expert en bandes dessinées, propriétaire de la boutique Temps libre à Paris, cela veut forcément dire plus de sesterces dans la caisse enregistreuse.

« J’en ai commandé 150 pour commencer. C’est beaucoup. Même pas besoin de travailler le produit. Je n’ai qu’à le mettre en vitrine et il part tout de suite », lance-t-il, réjoui.

Pour Éric Sannier, cet engouement n’a rien d’exceptionnel. Depuis sa création, à la fin des années 50, par Albert Uderzo et René Goscinny, chaque nouvel Astérix est un événement. Et La fille de Vercingétorix ne devrait pas faire exception…

Publié par Les Éditions Albert René (propriété de Hachette), ce nouvel album sera imprimé à 5 millions d’exemplaires – dont 2 millions pour le marché francophone. Un tirage sans équivalent dans l’édition francophone, qui trouve ici son best-seller de la rentrée. Dix jours avant sa sortie, La fille de Vercingétorix était déjà numéro 1 des ventes de BD en prévente sur Amazon.

Pommes, poires, sangliers…

Le petit héros gaulois n’a certes plus besoin de présentation ni de publicité. Il fête ces jours-ci son 60e anniversaire de naissance.

Mais la campagne promo entourant la sortie de ce 38opus n’en demeure pas moins d’une efficacité redoutable.

À la fin de l’été, le Parc d’attractions Astérix (banlieue parisienne) et la chaîne de supermarchés Lidl ont lancé le bal avec une campagne de promotion associée au 60anniversaire de la série. Pommes, poires, sangliers et rabais sur les manèges…

PHOTO FRANÇOIS GUILLOT, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le métro de Paris s’est mis à l’heure gauloise.

Le métro de Paris s’est aussi mis à l’heure gauloise, adaptant certains noms de stations en référence à la bande dessinée, et tapissant les murs d’immenses affiches représentant les personnages de la série. Sans parler de cette nouvelle pièce commémorative de 2 euros, lancée tambour battant par la Monnaie de Paris. Ou des multiples entrevues données dans les médias par les auteurs et la fille du cocréateur de la série, Anne Goscinny, que La Presse a d’ailleurs rencontrée (voir autre texte).

Motus et bouche cousue

Malgré cette offensive commerciale, menée en prévision du jour J, on sait toujours peu de choses de ce nouvel album, réalisé, comme les trois précédents, par Jean-Yves Ferri (textes) et Didier Conrad (dessins).

Fidèles à leur habitude, Les Éditions Albert René n’ont dévoilé que le strict minimum, livrant l’information au compte-gouttes, dans une stratégie marketing bien huilée.

On sait tout de même que la fille de Vercingétorix est une adolescente nommée Adrénaline, qu’elle a les cheveux roux, du front tout le tour de la tête et qu’elle trouvera refuge dans l’irréductible village d’Astérix, le seul endroit en Gaule occupée à pouvoir assurer sa protection, alors que les Romains convoitent ce potentiel otage de valeur.

L’introduction d’un personnage féminin central, adolescente de surcroît, n’a pas manqué d’émoustiller les médias. Certains voudraient y voir un reflet féministe de notre époque.

Mais comme le soulignait Jean-Yves Ferri, lors d’une récente présentation du livre dans les bureaux de Hachette, la réalité est beaucoup plus simple : « Après 37 titres, il est essentiel de choisir des sujets et des types de personnages peu abordés dans la série. »

Chatouiller les plus vieux

Depuis la création d’Astérix le Gaulois, un total de 380 millions d’albums se sont vendus dans le monde, la série ayant été traduite dans 111 langues et dialectes.

Qui aurait pu prédire un tel succès lorsque le petit Gaulois est apparu pour la première fois dans les pages du journal Pilote, le 29 octobre 1959 ? Certainement pas ses deux créateurs, Goscinny et Uderzo, qui étaient jusque-là relativement inconnus.

Astérix le Gaulois, premier album de la série paru en 1961, se vend initialement à 6000 exemplaires. Mais le phénomène ne tarde pas à prendre de l’ampleur. En 1964, Astérix gladiateur s’écoule à 150 000 exemplaires. Deux ans plus tard, Astérix et les Normands met la série en orbite avec 1,5 million de ventes en deux jours. Un succès pharaonique, qui se répète en 1968 avec le dessin animé Astérix et Cléopâtre (2 millions d’entrées) et qui ne se démentira plus jamais par la suite.

C’est à cette époque que les médias plus sérieux commencent à s’intéresser aux aventures du petit Gaulois et de son ami « un peu enveloppé ». On savoure son humour à degrés multiples. On salue cette habile caricature de la société française et des enjeux contemporains, doublée de véritables références historiques.

« Jusque-là, c’était plutôt un truc pour les enfants, explique Jean-Claude de la Royère, commissaire au Centre belge de la bande dessinée, à Bruxelles. Mais à partir du moment où la grande presse et la critique sérieuse s’y intéressent, ça va changer. » 

Une des grandes importances d’Astérix, c’est qu’il a ouvert le public adulte à la BD. Comme il y avait des jeux de mots avec le latin, des parodies de l’Histoire, ça a chatouillé l’esprit des plus vieux, tout en s’adressant aux enfants.

Jean-Claude de la Royère, du Centre belge de la bande dessinée

La mort du génial scénariste René Goscinny, en 1977, aurait pu marquer la fin de la série, comme celle d’Hergé marquera celle de Tintin six ans plus tard. Mais Albert Uderzo choisit de poursuivre l’aventure seul, pendant huit albums, avant de passer le témoin à Ferri et à Conrad en 2013, pour Astérix et les Pictes.

La création du Parc Astérix en 1989, version gauloise de Disneyland, et l’adaptation de la série au grand écran (le premier de trois films, avec Christian Clavier et Gérard Depardieu, sort en 1999) permettent d’entretenir le culte, garantissant à chaque nouvel album un succès bœuf. Le record de ventes est encore détenu par Astérix et Latraviata (2,3 millions d’exemplaires en 2001), suivi du Papyrus de César (1,6 million en 2015).

Le village devenu empire

Tout n’est pas parfait, du reste, au pays des Gaulois. Si Astérix appartient désormais à 100 % au groupe Hachette, cela ne s’est pas fait sans heurts. Un conflit familial fort médiatisé a opposé, pendant sept ans, Albert Uderzo et sa fille Sylvie, qui refusait de céder ses droits au géant du livre, lui-même propriété de la multinationale française Lagardère.

L’affaire s’est depuis réglée. Mais les critiques sur la qualité de l’œuvre, qui fusent depuis la disparition de Goscinny, continuent, elles, à se faire entendre : on dénonce la faiblesse des scénarios, l’absence de magie (avec ou sans potion) et le produit de consommation presque banal qu’est devenu Astérix.

Pour Jean-Claude de la Royère, voilà peut-être le prix à payer pour avoir voulu étirer la sauce. Le petit résistant gaulois est à son tour devenu un empire romain, pour le meilleur et le moins bon.

« Après Goscinny, on a senti que c’était fabriqué, tandis qu’avant, c’était naturel, résume le commissaire. Je crois, à cet égard, que les Éditions Moulinsart ont eu raison de cesser Tintin après la mort d’Hergé. Un personnage doit s’arrêter quand ses auteurs disparaissent, parce que sinon, ça fait du sous-produit. Astérix se vend mieux aujourd’hui parce que tout le contexte commercial a changé. Mais ce n’est plus un produit de librairie. C’est un produit de grande surface… »

— Avec l’Agence France Presse

IMAGE FOURNIE PAR ALBERT-RENÉ

La fille de Vercingétorix

Anne Goscinny : « C’était un père comme les autres »

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Anne Goscinny

Hasard planifié ? La sortie de La fille de Vercingétorix coïncide avec celle du Roman des Goscinny, bande dessinée de Catel consacrée au cocréateur d’Astérix, René Goscinny. Sa fille Anne, rencontrée à Paris, en profite pour nous parler de ce père disparu trop tôt, dont elle gère aujourd’hui le patrimoine.

Astérix ? C’est lui. Le petit Nicolas ? C’est lui aussi. Lucky Luke ? Iznogoud ? Les Dingodossiers ? Encore lui. Il travaillait toujours en tandem, certes. Mais pas besoin d’un doctorat pour savoir que sans René Goscinny, ces œuvres n’auraient pas eu le même impact. 

Le monde de la littérature jeunesse ne s’est d’ailleurs jamais remis de sa mort, en 1977, d’un infarctus pendant un test d’effort chez son cardiologue. Sa fille Anne encore moins. 

Quand on la rencontre dans un café parisien, pour parler du roman graphique que lui consacre la bédéiste Catel (et dans lequel elle joue un rôle central), l’héritière ne cache pas que son deuil n’a jamais été fait.

Anne Goscinny : Le roman des Goscinny est un livre auquel je tiens particulièrement parce que c’est la première fois que mon père est raconté avec l’art qui l’a rendu célèbre. Il y a eu plein de biographies avant, mais celle-ci en est une dont l’origine n’est pas artificielle. Elle ne vient pas de la demande d’un éditeur, mais d’une rencontre entre Catel et moi. Il a vraiment fallu que j’aie confiance en elle pour lui ouvrir mes archives, ce que je n’avais jamais fait à ce point.

Vous aviez 9 ans quand votre père est mort. Que saviez-vous de lui, de son travail au moment de sa disparition ?

Je savais que c’était une superstar parce qu’il passait beaucoup à la télé, à la radio. On le reconnaissait dans la rue. Avec mes copains, quand on faisait des anniversaires et qu’il venait me chercher, il y avait une émeute. Je n’avais rien lu de lui, mais j’avais bien compris…

Vous ne saviez donc pas pourquoi il était une vedette ?

J’avais entendu parler d’Astérix, mais bizarrement, à la maison, ce n’était pas du tout un sujet central. Ce n’était pas exposé. Tout était consigné et enfermé dans la bibliothèque de son bureau. C’était la première édition, c’était très précieux.

PHOTO FOURNIE PAR ANNE GOSCINNY 

René Goscinny et sa fille Anne

Comment expliquer qu’il n’ait pas partagé cela avec vous ?

J’avais 9 ans, maximum. Il était né en 1926. Il n’était pas du tout de la génération des pères copains. C’était un père traditionnel. Il y avait plus de pudeur. C’était une relation classique avec un Œdipe tout à fait classique, avec une crainte de l’autorité classique. Assez banale, en fait. En plus, je ne crois pas qu’il n’ait jamais considéré son œuvre comme une œuvre pour enfants. C’est là, le grand malentendu.

Quand avez-vous pris conscience de l’importance de son travail ?

C’est une conscience qui est venue progressivement. Astérix, je l’ai découvert quelques mois après sa mort à la faveur d’un voyage en Israël. On était chez des copains et le seul livre en français qu’il y avait, c’était des Astérix. J’étais la seule enfant, donc j’ai lu Astérix… Iznogoud et les Dingodossiers, je les ai découverts plus tard. Très vite, j’ai compris que pour entendre sa voix, il fallait que je tourne les pages de ses livres.

À 25 ans, vous vous êtes retrouvée héritière de son patrimoine. Vous avez vendu vos parts à Hachette, mais vous restez la dépositaire du droit moral dévolu à l’œuvre. C’est un poids ?

Le poids réel de cette histoire, c’est d’abord sa mort à lui. Puis la mort de ma mère à 25 ans. J’ai assumé. Quand on me dit « de quoi vous vous plaignez, vous êtes née avec une cuillère en argent dans la bouche », je réponds que pour être héritier, il faut être orphelin, et moi, je donnerais tout ce que j’ai pour aller boire un coup avec mes parents.

Ça implique quoi, concrètement, d’être la « dépositaire du droit moral » ?

Ça implique une vigilance de tous les instants. Ça implique un savoir-faire, ça implique une connaissance immense de son œuvre. Quand, par exemple, il y a une adaptation de film, il m’appartient de relire le scénario, de dire : « ça, je ne veux pas de ça, parce que ça ne correspond pas au registre dans lequel il a placé son œuvre… »

Que pensez-vous de l’empire commercial qu’est devenu Astérix ?

C’est le jeu de la promotion, de la célébrité. Ça ne me pose pas de problème tant que ça ne fait pas de tort à l’œuvre. Que ça n’est pas en contradiction avec l’œuvre. L’œuvre reste l’œuvre. Par contre, si demain Marine Le Pen met Astérix sur ses affiches, je prendrais les armes immédiatement. On ne veut pas qu’Astérix soit politisé. Il ne sert pas de cause. Il fait rire.

Quand une chaîne de supermarchés utilise l’image d’Astérix, elle doit vous en informer ?

Bien sûr. Je suis informée et consultée. Mais à partir du moment où ça ne contrevient pas à l’œuvre, je ne vais pas me plaindre d’une visibilité pour la mémoire de mon père. À ce moment-là, il faut aussi interdire les t-shirts, les pots de moutarde, les casquettes… Danger de surexposition ? Je crois qu’Astérix ne peut que s’en réjouir. Après tout, quand on crée un personnage, on n’a qu’une envie, c’est qu’il soit surexposé.

Vous écrivez aussi. Sept romans, quatre albums de Lucrèce en collaboration avec Catel… Jusqu’à quel point avez-vous l’impression de travailler dans l’ombre de votre père ?

Ça n’a rien d’un poids. Ça implique un degré d’exigence permanent. Sans répit. Quand je sors un roman ou mes Lucrèce, la première question que je me pose, c’est : est-ce que le fait que mon nom soit sur ces livres fait du tort au nom de mon père ? Si la réponse est oui, je m’abstiens.

Le roman des Goscinny commence avec une scène forte. À l’âge de 18 ans, vous allez voir le cardiologue de votre père en feignant d’avoir un revolver dans la poche. Vous l’accusez de l’avoir tué et demandez réparation… Ce règlement de comptes vous a-t-il apaisée ?

Ça ne m’a pas apaisée et je ne suis pas apaisable. Je crois qu’il y a un problème si l’enfant de 9 ans qui perd son père si brutalement, sans y être jamais préparé, se dit apaisé 42 ans plus tard. On peut digérer, on peut vivre avec. Mais apaisée, je ne crois pas. Pas moi…

IMAGE FOURNIE PAR GRASSET

Le roman des Goscinny, de Catel