Aspiré par le chagrin au moment de la mort de sa mère, qu’il chérissait, Éric-Emmanuel Schmitt s’est raccroché à la vie grâce à l’écriture. Son touchant Journal d’un amour perdu montre son retour progressif à la joie et la gratitude d’avoir aimé. Entrevue.

Journal d’un amour perdu dit tout de votre immense chagrin d’enfant, même si vous étiez déjà un homme de 57 ans à la mort de votre mère. L’ampleur de cette peine vous a-t-elle étonné ?

J’ai toujours aimé ma mère d’un amour total, mais d’un amour inquiet. Dès l’enfance, si elle arrivait en retard à la maison, je craignais qu’elle soit déjà morte… Pendant toute ma vie d’adulte, quand le téléphone sonnait à une heure qui m’était incompréhensible, je m’attendais toujours à ce qu’on m’annonce cette nouvelle qui allait me dévaster. J’ai vécu 57 ans en craignant ça et, un jour, c’est arrivé. Ça m’a complètement abattu. Moi qui suis le contraire d’un nostalgique et qui dévore le présent, tout à coup, je me suis réfugié dans le passé, dans les souvenirs – parce qu’elle y était. Je me suis réfugié dans ma tristesse, parce que c’est la forme qu’a prise mon amour pour elle, à ce moment-là. Ç’a été d’une force au point de m’ôter l’envie de vivre…

Ce journal est-il né d’une nécessité ?

Le jour de sa mort, le journal que je tiens de façon épisodique est devenu central dans ma vie. Je me suis mis à écrire tous les jours des phrases ou des pages. […] J’avais besoin de parler d’elle et je n’avais pas envie de me répandre auprès de mes proches parce que je n’arrivais pas à maîtriser mes émotions. Et aussi parce que j’ai un pouvoir dans la vie, celui de donner la vie par les mots. Je crois que j’en avais besoin instinctivement.

Ce livre parle du deuil. Or, en le lisant, on sent que ce récit ne sait pas qu’il sera un livre ni même qu’il fait partie d’un processus de deuil…

Il y a quelque chose d’organique, qui se vit au jour le jour. Un naufrage, d’abord, puis un attachement à la tristesse. […] Après sa mort, je ne voyais que son absence, le monde était donc vide. Peu à peu, il s’est rempli non pas de sa présence, mais de ses souvenirs. De mes souvenirs. Et c’est ça, guérir du chagrin : c’est donner un autre statut à ses souvenirs. C’est enrichir ce qui est présent de ce qui a été.

IMAGE FOURNIE PAR ALBIN MICHEL

Journal d’un amour perdu, d’Éric-Emmanuel Schmitt

Il y a une forme d’impudeur dans ce livre. Est-ce la première fois que vous avez le sentiment de vous dévoiler à ce point ?

Oui, bien sûr, mais je ne suis pas d’accord avec le mot impudeur. L’impudeur, c’est ne pas savoir ce qu’on montre. Je crois savoir ce que je montre. Je ne me peins pas comme un héros. Uniquement à travers mes failles, mes fantasmes, mes idées idiotes concernant mon père, mes ratages et les grandes émotions que j’ai vécues, qui sont le vrai fil de ma vie. J’ai cru que ça me gênerait, mais je me suis rendu compte que cet exercice de liberté me libérait.

Vous écrivez que « la banalité du malheur ne le supprime pas ». Ce genre de phrase a aussi quelque chose de libérateur. Elle accorde la permission d’avoir mal, même si la source de notre chagrin n’est ni unique ni originale…

Ce que dit ce livre, c’est qu’il faut aller au bout de sa souffrance. Que c’est normal de souffrir. Qu’il ne faut surtout pas prendre de pilule pour ne pas souffrir. C’est un livre qui réagit à notre époque qui veut tout médicaliser. Il est normal d’être triste quand un être aussi extraordinaire que ma mère disparaît. Il fallait que j’aille jusqu’au bout de cette tristesse, voir ce qu’elle ferait de moi. Il faut accepter l’intensité des sentiments, se fabriquer avec, qu’il s’agisse de l’amour ou de la perte de l’amour, de la joie ou de la tristesse.

Recevez-vous beaucoup de confidences de vos lecteurs depuis la sortie de ce livre ?

Des confidences incroyables ! Y compris de journalistes ou de patrons de presse que je croyais réduits à leur fonction et qui, tout d’un coup, me parlent très humainement. D’eux-mêmes et de leurs désarrois. Ça fait du bien. J’ai bien fait de montrer mes cicatrices. Du coup, les autres peuvent me montrer les leurs et tout le monde se sent mieux. On arrête la comédie de la force. On arrête la farce qui consiste à croire qu’on est tous des héros. […] Les failles ne nous séparent pas, elles nous rapprochent.