Six ans se sont écoulés depuis Les tranchées, essai dans lequel l’auteure Fanny Britt explorait, avec une lunette féministe, la maternité dans toute sa complexité. Elle nous revient avec Les retranchées, une réflexion plus personnelle sur la famille comme objet de réussite sociale et, aussi, comme source d’angoisse. Car on en demande beaucoup à la famille d’aujourd’hui : soumise aux diktats de la performance, elle est devenue un outil de promotion qu’on met en scène dans les réseaux sociaux. Fanny Britt nous dit, en ses mots, pourquoi il faut se défendre contre cette pression ambiante qui nous rend malheureux.

L’illusion de la famille idéale

« Je refuse l’idée de la famille idéale, je n’ai pas grandi avec ça, dit Fanny Britt. Bien sûr, j’admirais certaines familles de mes amis que je trouvais très joyeuses. Des gens artsy, intellos, aisés, juste assez cool pour avoir deux étages sur l’avenue Laval dans les années 90 et boire un verre de vin le mercredi. Je n’avais pas compris que l’atmosphère de fluidité venait avec un privilège financier. Ma mère, elle, était seule avec trois enfants en situation financière précaire. J’ai pris conscience qu’il y avait un idéal et que je n’y correspondais pas quand je me suis séparée du père de mon plus vieux. J’ai vécu ma séparation comme un immense échec. Je venais de condamner mon enfant à une vie brisée. Toutes ces idées-là, très conformistes et traditionnelles, me sont tombées dessus sans que je m’y attende. »

Une idée de la mère parfaite

« J’ai perçu comme un échec le fait de ne pas avoir la force mentale d’avoir plus de deux enfants. J’ai eu l’impression que c’était faible, que ça constituait un accroc à ma perception de ce que j’étais comme mère. Oui, je suis une mère, mais JUSTE une mère ordinaire. Je ne suis pas UNE mère. J’avais embrassé l’idéal de la mère de famille nombreuse. Pourtant, j’ai une de mes amies proches qui n’a pas d’enfants et elle est tellement une mère. Une mère nourricière qui est là pour les autres. Aujourd’hui, ça me semble absolument clair que ce qui fait une mère, ce n’est pas la performance ou ce qu’elle réussit à accomplir. Ce qui fait une mère, c’est le lien et c’est le soin. »

Les m… réseaux sociaux

« À un moment donné, je me suis mise à voir les liens directs entre les réseaux sociaux que je consultais et mon état d’esprit. Je me réveillais le matin, contente d’être en santé, de pratiquer mon métier, ce qui est un énorme privilège. Puis je prenais mon téléphone, et 10 minutes plus tard, j’étais dans les bas-fonds de la crise existentielle : je n’avais pas de valeur, je n’avais pas “réussi” mes enfants, ma vie de couple. Ma maison était un taudis, j’écrivais de la marde… Je ne gagnais rien… Tout ça s’était passé par le biais de la petite patente et des photos sur mon téléphone… J’en suis venue à la conclusion que c’était la chose elle-même qui était nocive et qu’il n’y avait pas d’autre solution que de retourner à l’ancienne notion d’intimité. Il faut se construire dans l’intimité pour ensuite avoir la force de se présenter et d’agir dans le monde. L’intimité qu’on voit dans les réseaux sociaux est publique, et donc, par définition, elle est fausse. On se fait tous flouer. »

Le chien, symbole de la famille réussie

« J’avais dit qu’on aurait un chien. J’avais un désir irrépressible d’être celle qui aurait fait plaisir à ma famille en disant oui, je suis capable d’en prendre. Je sortais d’une période où je n’allais pas très bien et je me sentais coupable d’avoir fait subir cette espèce de lourdeur à ma famille. Je me disais : le chien va venir réparer ça. Un chien, c’est de l’amour. Mais quand le chien a été là, il y a une autre voix, irrépressible, qui a dit : “Je n’y arriverai pas, c’est une question de survie.” Je sais que ça paraît dramatique, je ne serais pas morte, mais c’était trop pour moi. Le chien est parti. Je porte encore beaucoup de culpabilité, mais je me dis aussi que c’est peut-être un peu essentiel que mes gars voient leur mère dans un vrai état de brisure et d’effondrement afin qu’ils comprennent qu’une telle chose existe, qu’on peut être vulnérable et qu’après ça, on continue. »

Éduquer des garçons en 2019

« Je ne pense pas que, comme mère de garçons, j’ai le droit de réclamer de me sentir à l’aise dans ma maternité. Je peux me sentir adéquate et réclamer mon droit à mon instinct, à mes valeurs, mais c’est la job de tout le monde de s’assurer que les prochains êtres humains soient meilleurs que nous autres. Je ne peux pas et je ne veux pas retourner le regard du fait que j’ai des garçons dans mon intimité. Je veux les éduquer dans une perspective d’égalité et de sensibilité aux autres, à leurs privilèges. Je veux une vie meilleure pour eux, pas juste pour les femmes qui vont les entourer, mais pour leur bien-être à eux. Parce que je pense qu’il y a une libération profonde pour l’homme quand il peut sortir lui aussi du carcan de ce que devrait être un homme. Les hommes sont pris dans un modèle qu’ils se sont fait imposer et ne savent pas comment en sortir, tout comme on ne savait pas comment sortir du modèle féminin avant qu’on nous en propose d’autres. Mais quand je vois à quel point mes garçons ont une notion du genre tellement décloisonnée, ça me rend optimiste. »

IMAGE FOURNIE PAR ATELIER 10

Les retranchées — Échecs et ravissement de la famille, en milieu de course, de Fanny Britt, Atelier 10, en librairie dès mardi