Rang de la Croix, troisième roman de notre collègue Katia Gagnon, représente un tournant dans son écriture, car pour la première fois, elle a fait totalement confiance à son imagination. Ce qui donne une histoire sombre, teintée de surnaturel, qui se déroule sur près d'un siècle dans la vie de quatre femmes. Un suspense comme elle rêvait d'en créer un depuis longtemps... dans le ventre d'une maison hantée.

Tous ses collègues vous le diront, Katia Gagnon est une dynamo. Elle ne recule devant rien pour aller au fond des choses dans ses reportages, qui portent souvent sur des sujets sociaux difficiles. C'est ce travail acharné ainsi que sa plume qui lui ont valu dans sa carrière trois prix Judith-Jasmin ainsi que le prix Jules-Fournier.

Si l'on ajoute à cette vocation très prenante le fait qu'elle est mère de trois fils, on se demande où elle trouve le temps d'écrire, en plus, des romans. Elle se le demande elle-même, mais elle l'admet d'emblée : écrire, c'est une pulsion. Irrationnelle, même. « Parce que ça n'a pas de bon sens, écrire des romans, croit-elle. C'est long, c'est dur, et ça ne paye pas. Aucun écrivain ne fait ça pour l'argent. Il n'y a aucune logique à ça, mais j'ai envie de le faire. »

Il lui a fallu quatre ans pour venir à bout de Rang de la Croix, son projet littéraire le plus ambitieux à ce jour. Car si ses précédents livres, La réparation en 2011 et Histoires d'ogres en 2014, ont été en quelque sorte des prolongements romancés de ses enquêtes, Rang de la Croix est une authentique fiction. 

« Je dis souvent que c'est mon troisième roman, mais que c'est mon premier, en fait. » - Katia Gagnon

D'une certaine façon, on pourrait dire que Rang de la Croix est une mise en forme de sa façon d'aller au fond des choses, jusqu'au bout. Dans ce récit qui se déploie à rebours de 1994 jusqu'en 1934, en suivant quatre femmes de générations différentes dans le même lieu, à la manière des poupées russes, c'est toute une histoire du Québec qui se révèle en même temps qu'un suspense familial dévoilé peu à peu, avec pour thème central la maternité dans toute sa vérité.

Katia Gagnon s'est amusée à bricoler son histoire avec quelques éléments autobiographiques. L'étincelle est née avec son arrière-grand-mère, quand elle a appris qu'elle avait sombré dans la folie et avait terminé ses jours à Saint-Michel-Archange. Rang de la Croix est le nom de l'endroit où sa défunte mère a grandi dans le Témiscouata - le roman lui est dédié. Mais la maison qui est le pivot de l'intrigue, qu'elle décrit en détail, est celle de son enfance, quand ses parents ont fait leur retour à la terre, en ex-défroqués de la religion devenus hippies, avec dans les mains le fameux livre Libres enfants de Summerhill...

« Nous étions allés habiter une maison ancestrale dans le coin de Joliette, à Saint-Ambroise-de-Kildare, se souvient-elle en riant. Nous avions un grand potager, des poules, etc. C'était vraiment le rêve de ma mère, qui était très "peace and love". »

Un héritage

Katia Gagnon dit s'être inspirée du roman Lignes de faille de Nancy Huston pour la forme du sien. « J'aime les romans qui ont une structure un peu particulière, explique-t-elle. Je voulais remonter le temps, que le lecteur épluche son oignon tranquillement et qu'il arrive au coeur du récit à la fin. L'idée était de faire tourner l'histoire autour d'une maison comme personnage principal, habitée par toutes sortes de drames et qui en vient à avoir un effet sur ses habitants. » Croit-elle à cela, qu'un endroit puisse être imprégné de ceux qui y ont vécu ? « J'avoue que j'ai un petit côté superstitieux... »

Dans cette vieille maison bâtie par un couple de colons pauvres au début du XXe siècle, Élizabeth et Crysostome (les vrais noms de ses arrière-grands-parents), passeront leur fille Marjolaine (qu'un drame obligera à devenir religieuse), leur belle-fille Thérèse qui commettra un geste irréparable, ainsi que Michèle, une jeune hippie (comme sa mère), qui subira la pression surnaturelle du lieu.

L'élément fantastique plaît beaucoup à Katia Gagnon, qui a commencé à lire avec les livres de Stephen King. Elle a aussi été particulièrement impressionnée par L'indésirable, le succès de l'écrivaine britannique Sarah Waters. « Et puis tout ça correspondait vraiment à une espèce d'univers qui m'a été légué par ma mère. Elle me racontait toutes sortes de choses du Témiscouata. Mais c'est un Témiscouata que j'ai imaginé. »

« D'une certaine manière, ma mère est partout dans ce livre. J'ai voulu rendre hommage à tout ce qu'elle m'a donné, à moi, à mes enfants. Cette espèce de mythologie familiale, je voulais la faire vivre dans un livre. »

En bonne journaliste, Katia Gagnon a fait ses recherches sur, par exemple, la vie des colons et le quotidien des religieuses, minutieusement décrits. Tout en se donnant la totale liberté d'inventer - ce qui pour elle équivaut à une mise à nu un peu effrayante, bien que libératrice. Et elle constate, comme nous, que le sort des femmes est une ligne directrice de Rang de la Croix, qui démontre dans quels tabous, violences et restrictions elles doivent grandir, même encore aujourd'hui. 

« C'est un roman de femmes, mais je dirais même plus un roman de mères. J'ai constaté à travers des années de reportages que ce n'est pas nécessairement facile d'être mère, ce n'est pas tous les jours le bonheur complet comme dans les livres ! Et mes personnages vivent des difficultés particulières parce qu'elles sont des femmes à certaines époques. Au Québec, on est parti de rien, et c'était particulièrement vrai dans les régions, où les gens arrêtaient d'aller à l'école en 4e année et travaillaient la terre. Il y a eu des générations d'enfants sacrifiés. Maintenant, quand je regarde les miens, ce n'est même pas une option pour eux, aller à l'université, c'est une évidence. Le chemin parcouru est extraordinaire. »

Rang de la Croix

Katia Gagnon

Boréal, 353 pages

IMAGE FOURNIE PAR BORÉAL

Rang de la Croix, de Katia Gagnon