Le premier roman du nouvelliste George Saunders est une véritable anomalie littéraire. Lauréat du Man Booker Prize 2017, Lincoln au Bardo est un texte déroutant, déstabilisant, décalé, dont la forme inusitée s'apparente plutôt, par moments, à une pièce de théâtre, et la narration brise toutes les conventions.

L'auteur de Dix décembre se joue des codes littéraires et valse avec différents styles d'écriture au gré des multiples voix qui se font écho, à l'ombre des tombes d'un cimetière de la capitale américaine, dans les heures sombres du XIXe siècle.

Alors que la guerre civile fait rage, le président Abraham Lincoln et sa femme tiennent une fête somptueuse qui réunit toutes les personnalités de marque de leur entourage. Mais les hôtes sont tourmentés par l'état de santé de leur jeune fils Willie, qui ne fait qu'empirer. La fièvre vient à bout du garçon, et c'est un homme démoli, méconnaissable, qui se rend sur la tombe de son fils pour déverser son chagrin.

Les âmes errantes du cimetière accueillent le nouvel arrivant et se pressent pour témoigner du bon caractère de Willie. Le garçon ne devrait pas rester parmi elles bien longtemps, croient-elles, puisqu'elles se trouvent dans une sorte de purgatoire où les enfants ne font que passer.

S'ensuivent des conversations décousues entre les âmes perdues, entrecoupées des derniers échanges entre Lincoln et son fils. Pendant ce temps, la guerre progresse en filigrane, de plus en plus réelle. Et à mesure que grandit le coût en vies humaines, de nouveaux personnages font leur apparition dans le couloir de la mort.

La prose de Lincoln au Bardo est audacieuse, unique en son genre, peut-être même risquée à cause d'un style qui, on doit admettre, n'est pas de tout repos; il rappelle des oeuvres comme le vertigineux Parapluie, de Will Self, ou l'étrange Maison des épreuves, de Jason Hrivnak.

À la fois satire de l'au-delà et récit sur la guerre de Sécession, le roman de George Saunders est avant tout une métaphore brillante sur le deuil et la vie après la mort. Si l'on parvient à outrepasser la forme inhabituelle du roman, on plonge dans un récit teinté d'ironie et d'humour noir qui saura plaire aux lecteurs curieux de goûter à de singulières expériences littéraires.

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Lincoln au Bardo. George Saunders. Fayard. 392 pages.