Fernande Saint-Martin, qui nous a quittés la semaine dernière à l’âge de 92 ans, a été une intellectuelle de premier plan, une grande militante féministe et une pionnière dans la vie culturelle au Québec. Journaliste, sémiologue, muséologue, écrivaine et critique d’art, elle a entre autres dirigé le Musée d’art contemporain (1972-1977) et le magazine Châtelaine (1960-1972).

En 1953, Fernande Saint-Martin a fondé, avec son mari, le peintre Guido Molinari (1933-2004), l’importante galerie L’Actuelle, qui a peu vécu, mais qui a été la toute première galerie canadienne consacrée à la peinture et à la sculpture non figuratives. Un an plus tard, elle allait commencer sa carrière comme journaliste à La Presse jusqu’en 1960.

« Quand je travaillais à La Presse, on n’embauchait pas de femme mariée. J’ai failli perdre mon emploi en épousant Molinari. Nous voulions avoir des enfants. Mais on m’a gardée parce que je dirigeais les pages féminines », avait expliqué à la journaliste Jocelyne Lepage celle qui venait de recevoir le prix Molson des sciences humaines pour ses travaux en sémiologie et qui avait été élue Personnalité de la semaine en décembre 1989.

Toute première rédactrice en chef du magazine Châtelaine dès 1960, elle y a notamment défendu la contraception et le droit des femmes à l’avortement. Elle en parlait également en entrevue avec La Presse

Vous ne pouvez imaginer comment c’était le Québec avant la Révolution tranquille. On vivait dans une répression totale et dans un état constant de crainte. Ce n’était pas vivable. Les intellectuels et les artistes s’en allaient. Moi, je ne suis pas partie, je n’avais pas d’argent.

Fernande Saint-Martin

Théoricienne de l’art

Déjà titulaire de plusieurs diplômes, elle est retournée à ses études doctorales en 1973 à l’Université McGill. Par la suite, elle a laissé sa marque comme professeure et théoricienne de l’art. Parmi ses publications, on compte Sémiologie du langage visuel (1987), La théorie de la Gestalt et l’art visuel (1990) et Le sens du langage visuel (2007), traduites en plusieurs langues.

« Je lisais ses écrits et me passionnais pour sa pensée », raconte l’artiste Christine Palmiéri, qui a été son étudiante à l’UQAM et qui a réalisé la dernière longue entrevue avec Fernande Saint-Martin en 2008 pour la revue ETC. 

« Elle était passionnante comme prof. Elle ne faisait pas que donner de la matière, elle réfléchissait en même temps. Elle défendait mordicus ses idées. En même temps, c’était quelqu’un de très sensible. Je crois qu’elle se protégeait sous une carapace. C’est la plus grande théoricienne qu’on a eue au Québec et un peu partout dans le monde. Elle a révolutionné notre vision de l’art. Elle a fait énormément aussi pour la condition féminine. Elle voulait toujours aller plus loin. Elle affirmait des choses, mais terminait toujours en exprimant des doutes. C’est une attitude exemplaire. »

Contribution saluée

Le Musée d’art contemporain s’est dit attristé de la nouvelle de sa mort. À la tête de l’institution, Fernande Saint-Martin a accru son rayonnement en plus d’établir les premières collaborations avec les centres d’artistes et de créer les expositions de type « bilan » qui allaient se multiplier par la suite.

« Je souhaite saluer la contribution significative de Fernande Saint-Martin à l’histoire de l’art du Québec et au Musée d’art contemporain de Montréal en particulier », a souligné le directeur général et conservateur en chef, John Zeppetelli.

Elle fut l’une des figures pionnières de l’institution et participa largement à son développement ainsi qu’à son positionnement.

John Zeppetelli

La poète Louise Dupré, qui l’a côtoyée au sein de l’Académie des lettres du Québec, souligne l’importance de ses écrits poétiques, qui ont été réunis sous le titre La fiction du réel par L’Hexagone en 1985.

« La fiction du réel est un livre considérable. Fernande était une femme franche et directe, très impliquée. Elle était vraiment avant-gardiste et n’a jamais eu peur d’exprimer sa pensée. C’était important de le faire à l’époque. »

L’une des dernières activités publiques de Fernande Saint-Martin a d’ailleurs été de signer, en mai 2018, une lettre publique adressée au premier ministre Philippe Couillard lui demandant de venir en aide à l’Académie, qui éprouvait des ennuis financiers.

Fernande Saint-Martin était également membre de la Société royale du Canada. En 1988, elle a été faite officier de l’Ordre du Canada. La Fondation Guido Molinari a annoncé hier qu’elle lui rendrait hommage au début de l’année prochaine.

Quelques réflexions de Fernande Saint-Martin

« Les revues féminines de l’époque, c’était pour la moitié des feuilletons à l’eau de rose, pour l’autre moitié des articles sur les vedettes de Hollywood. Nous, on a lutté dans nos pages pour que la femme mariée cesse d’être traitée légalement comme une mineure. On a parlé d’instruction gratuite, même que Judith Jasmin, qui avait écrit sur le sujet dans notre revue, craignait de perdre son poste à Radio-Canada. On a parlé de contraception, même si c’était alors interdit par la loi de conseiller des méthodes contraceptives. On a traité de toutes sortes de sujets jusqu’alors tabous. »

(Sur son passage à la direction de Châtelaine, dans La Presse du 3 décembre 1989)

« L’art est un lieu de création de valeurs nouvelles, un lieu où l’on se pose par rapport à ce qui était pour voir où l’on s’en va. Aujourd’hui, il y a beaucoup d’artistes et beaucoup de lieux de diffusion, mais bien peu de gens qui écoutent et qui questionnent ce que les artistes nous offrent. L’art aujourd’hui est perçu comme un divertissement. Vivement que ça change ! »

(La Presse, 3 décembre 1989)

« On prétend qu’on est en train de perdre la culture québécoise. Je dois dire que les gens de mon âge ont peu reçu du Québec comme héritage culturel. De l’école, du secondaire, de l’institution, tout ce que j’ai reçu était négatif, mesquin, étroit. En tant que femme, je n’avais droit à rien, si ce n’est à la religion. Je ne peux pas dire que j’ai été formée par le Québec. Je dois bien peu au Québec. Je me suis dit, c’est moi qui vais lui donner quelque chose, qui vais faire le Québec. »

(Revue ETC, mai 2008)

« J’écris parce que j’en ai besoin, ça me fait un grand bien, les syllabes, les émotions sont perceptibles. Après avoir écrit, je me sens transformée, complètement bouleversée, j’évolue. »

(Revue ETC, mai 2008)

« Moi, j’ai toujours répété que l’anti-intellectualisme, c’est la tradition la plus vivace au Québec. Elle n’est pas disparue. Mais que des écrivains, des romanciers, des poètes maintiennent cela, c’est un scandale ! »

(Le Devoir, 13 janvier 1990)

« La recherche du sens est innée en nous. Le sens, c’est l’expérience elle-même. Comme le disent les écrivains, c’est l’indicible. Et l’art doit être un lieu pour approfondir cette expérience du monde, un lieu qui nous fait exister. »

(Le Devoir, 7 septembre 1993)