L’affaire Yvan Godbout, accusé avec les Éditions AdA de production et de distribution de pornographie juvénile pour des passages du roman Hansel et Gretel, a d’abord étonné puis inquiété de nombreux acteurs du milieu du livre, entre autres parce qu’on n’a pas en mémoire de cas semblable. Risquer une peine d’une année à 14 ans de prison pour avoir décrit de façon explicite une agression d’enfant dans un roman d’horreur, n’est-ce pas absurde ?

Dois-je cacher mes Patrick Senécal ? Brûler ma collection Gore de Fleuve Noir ?

Pas vraiment. En fait, les personnages de romans d’horreur ou de polars peuvent commettre les pires exactions à longueur de pages, c’est lorsqu’un mineur est en jeu, même s’il n’est qu’un personnage de fiction, que ça se complique en ce moment, lorsqu’il est question de détailler des actes sexuels.

N’empêche que ces accusations graves, pour une fiction écrite, sont extrêmement rares, comme le rappelait la journaliste judiciaire Isabelle Richer, qui a très bien résumé l’affaire à l’émission Plus on est de fous, plus on lit cet automne. C’est un peu du jamais-vu.

> Écoutez Isabelle Richer

« La Couronne a décidé de procéder par un acte d’accusation privilégié et ça veut dire qu’on s’en va direct à procès, devant jury, sans enquête préliminaire », notait-elle. Les policiers, lors d’une perquisition, n’ayant rien trouvé de criminel chez Yvan Godbout, le procès portera donc principalement là-dessus : est-ce que les passages du livre Hansel et Gretel constituent de la pornographie juvénile ?

Parce que contrairement à ce qui a circulé par moments, il ne s’agit pas que d’une page. Selon le jugement du 5 décembre dernier qui nous mènera à ce procès devant jury, « le tribunal dénombre 14 passages qu’on pourrait possiblement qualifier de pornographie juvénile ».

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

François Doucet, des Éditions AdA, et l’écrivain Yvan Godbout

Quand l’auteur Yvan Godbout et les Éditions AdA ont été accusés, j’ai demandé à ma collègue Stéphanie Vallet, qui écrivait sur cette affaire, de me montrer un passage en question dans le roman qui a valu tous ces problèmes à son auteur et à son éditeur. Sans vouloir ajouter aux tourments de l’écrivain, j’ai trouvé ça très maladroit, plus digne d’une description de journaux jaunes sensationnalistes que de la littérature. Dans cette page est racontée de façon crue et détaillée l’agression sexuelle d’une enfant de 9 ans par un adulte, et l’auteur ne cesse de le traiter de porc, de cochon, de salaud, de monstre, comme pour souligner à très gros traits peu subtils que tout ça n’est pas correct. Il me semble évident qu’il ne fait pas l’apologie de la pédophilie, même si c’est de mauvais goût. 

Doit-on envoyer des gens en prison pour le mauvais goût ? On ne serait pas sortis du bois.

Ça, c’est mon impression, et elle ne vaut rien devant la loi. Car ce n’est pas de goût qu’il est question. Le Code criminel qualifie de pornographie juvénile « tout écrit, toute représentation ou tout enregistrement sonore qui préconise ou conseille une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de dix-huit ans » ainsi que « tout écrit dont la caractéristique dominante est la description, dans un but sexuel, d’une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de dix-huit ans ».

Peu importe le dénouement du procès, le cas Godbout est un rappel sévère de l’existence de cette loi, même si on peut invoquer « le but légitime lié à l’administration de la justice, à la science, à la médecine, à l’éducation ou aux arts ». Et je pense que ce qui a surpris tout le monde est le fait qu’elle s’applique aussi à l’écrit. Moi-même, je ne le savais pas. On se dit : ben voyons, il n’y a pas de victime réelle, ni d’images, peut-on vraiment aller en prison pour des mots et de la fiction, même horribles ? Sans oublier l’infamie reliée à un crime de ce genre qui collerait aux accusés longtemps.

De nombreux écrivains inquiets ont décidé de prendre la défense d’Yvan Godbout, notamment dans une lettre ouverte, qui s’ajoute à une pétition lancée sur change.org appelant à retirer les accusations contre Yvan Godbout et les Éditions AdA ayant jusqu’à maintenant plus de 13 000 signatures.

> Consultez la pétition

Mais ce n’est pas tout le monde qui est à l’aise avec la défense de ce livre. J’ai entendu entre les branches des auteurs qui estimaient que l’éditeur avait été pas mal irresponsable en publiant le roman d’Yvan Godbout avec ces passages. Même si tous sont sensibles aux déboires d’Yvan Godbout et reconnaissent que l’homme vit un vrai cauchemar. L’autrice Sophie Bienvenu en fait partie. « Je n’ai absolument rien contre Yvan Godbout et je ne souhaite pas le voir faire de la prison, précise-t-elle. Mais nous sommes quelques-uns à avoir un malaise, quand nous entendons qu’on ne pourra plus rien écrire. Je voudrais qu’on me montre dans la loi où il est dit qu’on ne peut pas décrire un viol ou un meurtre. Mais il reste que la pornographie juvénile, c’est interdit. Ce sont des questionnements à avoir avant de brûler notre chemise. Il faut réfléchir aux conséquences que cela pourrait avoir des deux côtés. J’ai l’impression qu’il n’y a pas de bonne issue dans cette affaire. »

Mais pourquoi s’en va-t-on directement vers un procès devant jury, qui devrait avoir lieu en septembre 2020 ? « C’est une décision du DPCP [Directeur des poursuites criminelles et pénales], me dit l’avocat Charles Montpetit, qui défend les Éditions AdA. Nous, on a pensé qu’initialement, la question de déterminer si c’était de la pornographie juvénile au sens de la loi devait être faite par le juge, mais la réponse qu’on a eue, c’est que ce sera le jury qui décidera si c’est de la pornographie juvénile. La défense de valeur artistique est ouverte, la Couronne le reconnaît, et il y aura un critère sur lequel le jury devra se pencher, à savoir si cela représente un risque indu pour les personnes mineures. Je pense que tout le monde ne croyait pas vraiment que c’était pour tenir la route, mais c’est la volonté du DPCP. 

« Définitivement, ça a pour but de tracer une balise, croit-il. Qu’est-ce qu’on va pouvoir faire, qu’est-ce qu’on ne pourra pas faire, ce qui est admissible ou pas. »

Jean-Pascal Boucher, porte-parole des relations avec les médias du DPCP, m’a dit devoir décliner toute demande d’entrevue, par respect pour l’autorité du tribunal, afin de ne pas nuire au processus judiciaire.

Des impacts déjà

Avant même le procès, les impacts sont importants pour Yvan Godbout et les Éditions AdA. Ça touche même un peu les auteurs de la maison. Le roman Hansel et Gretel a été publié dans la populaire collection des « contes interdits », qui transforme des contes célèbres en récits d’horreur. L’écrivain Louis-Pier Sicard, qui a lui-même signé deux titres dans cette collection et qui travaille comme directeur éditorial chez AdA, me dit que c’est toute la collection qui a été retirée des grandes surfaces comme Costco – la plainte, à l’origine, provient d’une enseignante qui avait acheté le livre dans l’une de ses succursales. Elle avait expliqué sa décision dans une entrevue au 98,5.

> Écoutez l’entrevue

Quant au livre Hansel et Gretel en particulier, il est devenu pratiquement introuvable.

« Pour nous, les auteurs, il y a des dommages financiers, et ça nous impacte aussi parce que Yvan est notre ami, explique Louis-Pier Sicard. On assiste à ses problèmes, financiers et psychologiques, on le voit en dépression, c’est difficile à gérer. Il s’est fait insulter. Ça nous touche énormément. Mais il y a aussi des dommages irréversibles pour AdA. Les frais d’avocat, les relations avec les banques, la vente de titres à l’étranger… Ils ont dû aller jouer dans leurs pensions de retraite, dans tout ce qu’ils avaient, il ne leur reste plus grand-chose. Un autre contrecoup, ce sont des pertes d’emplois, une vingtaine, parce qu’on était capables de gérer un entrepôt et notre propre distribution, ce qu’on ne peut plus maintenant, par manque d’argent. »

Ce qui est dommage est que la censure commence déjà. Je veux dire, même si on avait lu l’article de loi avant d’écrire le livre, on aurait cru qu’on était corrects en raison de l’exception pour les œuvres artistiques.

Louis-Pier Sicard, écrivain et directeur éditorial chez AdA

L’écrivain Pierre-Yves Villeneuve est actuellement très impliqué dans la défense d’Yvan Godbout. Il est à l’origine de la lettre de soutien à l’écrivain signée par beaucoup de gens du milieu du livre. « Ce n’est pas un ami proche, c’est un collègue, et je trouve important de prendre sa défense, c’est vraiment un sentiment d’injustice qu’on ressent », dit-il, en ajoutant regretter qu’on n’ait pas réagi plus vite après les accusations. « S’il est condamné, ça va affecter tout le milieu. Le DPCP est en train de déplacer la ligne de ce qui est permis, et on ne sait pas où ça va aller. »

Car techniquement, si Yvan Godbout est reconnu coupable et qu’on possède son livre, on sera alors en possession de pornographie juvénile, me dit l’avocate Véronique Robert, qui a défendu l’artiste en effets spéciaux Rémy Couture quand il a été accusé (puis acquitté) de corruption des mœurs il y a quelques années. Elle me dit avoir aussi effacé de ses archives l’extrait du roman de Godbout qu’on lui avait envoyé en exemple, par prudence. Cette affaire-là a de quoi rendre parano.

Mais pourquoi Yvan Godbout et pas un autre auteur ? « C’est peut-être parce que c’est vraiment de mauvais goût qu’il a attiré l’attention », note Véronique Robert, en soulignant que la justice n’a jamais à trancher sur le goût, mais qu’ici, on se penchera surtout sur ce que l’on peut qualifier de pornographie juvénile.

Et c’est pourquoi on devra suivre très attentivement le procès d’Yvan Godbout et de sa maison d’édition.