Pierre Corneille n’est pas l’auteur des pièces de Molière, selon une nouvelle étude française. Cette analyse informatique de 71 pièces de 12 auteurs du XVIIe siècle pourrait mettre un terme à des spéculations qui durent depuis 100 ans, relancées au tournant du millénaire par des linguistes grenoblois.

Un siècle de débats

Après moult évocations par des critiques et contemporains des deux dramaturges, l’affaire Corneille-Molière a été lancée officiellement en 1919 par le poète, romancier et critique Pierre Louÿs (1870-1925) dans l’hebdomadaire culturel français Comoedia. Pour ce dernier, Molière aurait servi de prête-nom à son contemporain Pierre Corneille. Les tenants de cette théorie, relancée par une étude parue au tournant du millénaire, se demandent « comment un comédien, présumé sans grande éducation littéraire, à la fois valet de chambre du roi et directeur de troupe de théâtre, aurait pu écrire tant de chefs-d’œuvre », indique l’étude publiée mercredi après-midi dans la revue américaine Science Advances.

Des règles rigoureuses

La nouvelle analyse linguistique se distingue notamment sur deux points, selon l’un des deux auteurs, Jean-Baptiste Camps, philologue à l’École nationale des chartes à Paris. Elle élargit d’abord le spectre des auteurs pris en considération. « Au XVIIe siècle, il y avait un grand respect des règles, par exemple l’unité de temps et de lieu ou la forme des vers, indique M. Camps en entrevue téléphonique. Si on compare seulement Molière, Corneille et Racine, comme les études précédentes, on peut se dire que Molière et Corneille se ressemblent beaucoup. Mais si on prend d’autres auteurs prolifiques, mais moins connus aujourd’hui, on voit que tous se ressemblaient. Ensuite, nous avons comparé les pièces du même genre au lieu de faire une analyse globale de toutes les pièces des auteurs, comédies et tragédies confondues. »

Comédiens-poètes

L’étude de Science Advances s’attaque directement à une étude linguistique similaire publiée en 2001 par un linguiste de l’Université de Grenoble-Alpes, Dominique Labbé. Outre son analyse de la « distance intertextuelle » entre les pièces de Corneille et Molière, M. Labbé expliquait qu’au XVIIe siècle, les dramaturges avaient tout intérêt à faire signer leurs œuvres par des « comédiens-poètes » (comme l’était Molière), un stratagème qui s’appliquerait à 90 % des comédies et à la moitié des tragédies de l’époque. La notion d’auteur était aussi moins importante alors.

Un débat d’experts

La Presse a demandé à M. Labbé son avis sur la nouvelle étude. Ce dernier avait déjà préparé une réfutation en sept pages de l’étude de Science Advances. « Depuis 20 ans, notre méthode a traversé les épreuves les plus rigoureuses », a affirmé M. Labbé, entre autres contre-arguments techniques. Il souligne notamment que sa méthode a été utilisée en 2014 par des revues scientifiques renommées des éditeurs Springer et IEEE pour détecter 120 articles scientifiques soumis frauduleusement, alors qu’ils avaient été générés par ordinateur. M. Labbé note que l’analyse par genre de Science Advances fait en sorte que certaines pièces de Molière et Corneille sont exclues.

— Avec l’Agence France-Presse

La controverse au fil des ans

PHOTO TIRÉE DE WIKICOMMONS

Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière

1673 : Mort de Molière.

1684 : Mort de Corneille.

1863 : Biographie officielle de Molière, commanditée par le gouvernement français dans un souci nationaliste.

1879 : La revue Le Moliériste veut propager le culte de Molière.

1884 : Le critique Victor Fournel évoque à propos de Molière le débat sur la paternité des œuvres de Shakespeare.

1887 : Le critique Émile Bergerat publie Comme quoi Molière n’a jamais existé.

1919 : Début officiel de l’affaire Corneille-Molière.

1945 : Une spécialiste écossaise de Corneille, Elizabeth Frazer, publie le premier de plusieurs articles attribuant à Corneille la paternité d’œuvres d’autres auteurs, dont Molière.

1993 : Une biographie romancée de Corneille, L’ami du genre humain, décrit la collaboration entre Corneille et Molière.

2001 : Parution dans le Journal of Quantitative Linguistics d’« Inter-Textual Distance and Authorship Attribution. Corneille and Molière », de Dominique Labbé.

2011 : Lancement du site « Molière auteur des œuvres de Molière » par des historiens de la littérature de la Sorbonne.

Source : Tout savoir sur l’Affaire Corneille-Molière