« Aujourd’hui, Téta est morte. » Adaptant l’incipit de L’étranger, contrant l’oubli, embrassant la mélancolie, Rima Elkouri rend hommage à sa grand-mère, sa Téta, dans Manam. Un voyage dans la mémoire. « Un pays en soi. »

Hérite-t-on du courage ? Posée au milieu de son premier roman, restée en suspens, cette question nous hante bien après sa lecture. Et Rima Elkouri, qui l’a écrite, y songe encore aussi. « En chronique, il faut donner des réponses. Dans une fiction, on a la liberté de poser des questions. »

Ainsi, dans ce Manam, la journaliste s’interroge sur l’héritage. Sur ces histoires éloignées qui finissent par nous rattraper.

Dans son cas, cette histoire qui était si loin, si proche, c’est celle du génocide des Arméniens. Plus particulièrement, celle de femmes l’ayant traversé. « Une histoire oubliée d’une Histoire oubliée. »

Elle a donc voulu la raconter. Pour la faire exister.

Inspirée de sa propre mémoire familiale, de témoignages, de recherches, d’archives, Rima Elkouri s’est lancée sur les traces de ses ancêtres en Turquie, en Arménie. Faisant ensuite parcourir une route similaire à sa narratrice. Une enseignante montréalaise qui a toujours été très proche de sa grand-mère. Une femme plus grande que nature qu’elle aimait profondément. Sans toutefois la connaître entièrement.

Ce roman, c’est une quête d’espoir dans un monde désespérant.

 Rima Elkouri, à propos de son livre Manam

Le mot espoir est important. Fréquemment, il revient. L’espoir d’une vie meilleure lorsqu’on arrive dans un nouveau pays, l’espoir qui permet de tenir lorsqu’on doit rester dans celui qui est en guerre. L’espoir placé dans les enfants par les parents ayant tout abandonné pour trouver, ailleurs, peut-être, un peu de paix.

Justement, lorsque nous sommes descendant d’immigrant, avons-nous une responsabilité ? Celle d’honorer le passé, les expériences de nos aînés ? De les sonder, de les noter, chose que sa narratrice fait inlassablement ? L’autrice répond par les mots du poète syrien Adonis, placés en exergue de son roman : « Tue tes souvenirs avant qu’ils ne te tuent, ne retiens la mémoire que pour la transformer en source. »

Mais comment ? Comment muer en source des souvenirs si douloureux ? Peut-être en s’y rendant, à cette source. Comme Rima Elkouri l’a fait. Discutant avec des survivants « de 102, de 104, de 105 ans » lors du centenaire du génocide arménien, en 2015. Et en évoquant sa grand-maman, morte il y a six ans. « Elle était incroyable. Tellement drôle. Elle ne portait jamais de pantalons, elle ne trouvait pas ça chic. Elle aimait la couture, était toujours tirée à quatre épingles. Il y avait à la fois quelque chose de très dur et de très doux chez elle. Souvent, le côté dur cachait le vraiment doux. »

Les souvenirs, eux, suivent toutefois un processus inverse : ce sont les doux qui cachent les durs. Ainsi, l’esprit de la grand-mère de son roman, survivante, immigrante, femme phénoménale, est meublé d’images atroces de la guerre. Mais elle préfère les étouffer pour raconter à ses petits-enfants les détails délicats du quotidien. L’odeur du savon d’Alep, l’ambiance du hammam, le goût des pâtisseries. « Cet attachement aux petites choses est d’autant plus émouvant lorsque l’on sait qu’une personne a vécu des événements aussi horribles. »

Grand-mère courage

Dans toutes les guerres, il y a ceux qui suivent les ordres et ceux qui les défient. C’est pourquoi Manam est aussi un hommage aux résistants. « À ceux qui se lèvent et qui disent non. À ceux qui ont pris des risques pour sauver des Arméniens durant le génocide, des Juifs durant l’Holocauste, des migrants aujourd’hui. C’est tellement courageux. Et essentiel pour garder foi en l’humanité. »

Et pour préserver l’humanité, il faut la transmission, il faut la culture, il faut l’éducation. Autre élément capital du livre. « En enseignant à des enfants de 7 ans, la narratrice a le nez collé sur l’espoir du monde, analyse l’écrivaine. Elle réalise qu’elle n’a pas le droit de désespérer. » Et qu’elle doit être là pour ses petits. Comme ce garçon qui « débarque dans sa classe, habillé en été au début de l’hiver ».

D’ailleurs, Leonard Cohen précise au passage qu’il est « four in the morning, the end of December ». Puis, Adele demande : « Hello ? » Et le cinéma de Yilmaz Güney côtoie le Get Lucky de Daft Punk. Pas par hasard que la journaliste formée en littérature parsème son récit de références. 

J’ai voulu montrer comment l’art permet de se sauver de l’horreur.

Rima Elkouri

Mais s’il y a une chose qu’elle écrit ne pas vouloir fuir, c’est la mélancolie. Ce sentiment qu’il faut assumer. Parfois fracasser. « J’aime beaucoup la mélancolie, confie-t-elle dans un sourire… mélancolique. Et on dit qu’Istanbul en est la capitale. »

À ce sujet, elle cite l’écrivain Orhan Pamuk, « qui définit ce mot turc hüzün, difficile à traduire en français, par “l’état d’un enfant qui regarde à travers une vitre embuée” ». « J’adore cette image, ajoute-t-elle. Et c’est ce que j’ai essayé de traduire dans ce roman : l’état d’une petite fille de survivant qui regarde à travers la vitre embuée. »

Comme risquent de l’être les yeux de ses lecteurs.

IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS BORÉAL

Manam, de Rima Elkouri

Manam, de Rima Elkouri, les Éditions Boréal, 224 pages, en librairie aujourd’hui