Les journalistes qui écrivent sur le journalisme n’intéressent-ils que les journalistes ?

La majorité des médecins n’ont jamais prononcé une citation à la Grey’s Anatomy de leur vie. (Non, « j’étais prêt à tourner la page, mais c’est la page qui ne veut pas se tourner » n’est pas une observation qui cartonne dans les salles d’opération.) De la même façon, rares sont les journalistes qui ont crié « on tue la une ! » avec sérieux au cours de leur carrière. 

C’est du moins l’observation qu’a faite, au cours de ses trois décennies de carrière à elle, Sonia Sarfati. Et qui l’a poussée à diriger un recueil intitulé On tue la une, dont les textes sont signés, entre autres, par l’animatrice littéraire Claudia Larochelle, l’écrivain biographe Pierre Cayouette et d’anciens compagnons d’armes de La Presse. Parmi eux : le caricaturiste Serge Chapleau et le chroniqueur Marc Cassivi. On tue la une, on crée la nouvelle. Ou plutôt, des nouvelles. Inspirées, comme le veut la formule consacrée, d’une histoire vraie.

En souvenir de Scoop

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Hugo Meunier

Le jour de notre rencontre, Sonia Sarfati est accompagnée par Hugo Meunier. On est déçue qu’il ne porte pas une chemise avec des ancres de bateau, comme celle qu’arbore son narrateur dans les pages du Patron. Mais on se console : son t-shirt est recouvert de petites têtes d’orignal.

Le patron, en fait, c’est le premier roman de fiction d’Hugo, qui sortira en octobre. Enfin, de fiction… fortement teintée de son passage d’un média traditionnel (ahem, La Presse) à un média numérique (ahem, Le sac de chips).

Croustillant, ce récit où Hugo vampirise son propre vécu est rempli de clins d’œil au milieu. C’est d’ailleurs une crainte qui le taraude. Que ses références soient trop nichées. Il s’inquiète : « Les lecteurs vont-ils s’y intéresser ? » Sonia le rassure : « Regarde, Scoop ! La série a bien fonctionné et ça parlait de journalisme ! »

IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS STANKÉ

Le patron, de Hugo Meunier

« Oui, mais il y avait Roy Dupuis. »

La chance d’un rêve d’enfance

Celui qui se surnomme le Ken Follett de Rosemont (pour sa capacité à écrire beaucoup) a aussi signé une nouvelle pour Sonia Sarfati. Inspirée d’un reportage fantasmé jamais réalisé.

On réalise d’ailleurs que certains thèmes reviennent au fil d’On tue la une. Notamment celui des meurtres. Par exemple, Isabelle Massé, journaliste à La Presse, a imaginé une enquête dans laquelle elle s’en prend aux fausses nouvelles… et aux chroniqueurs vedettes. Verdict d’Hugo : « Elle nous a tous vengés ! »

Vengeance. Tiens. Il y en a beaucoup dans ces pages où des personnages de reporters fomentent des plans d’assassinat. Le d’ordinaire jovial journaliste justifie : « C’est parce que nous sommes tous rendus aigris et amers. »

Sonia Sarfati nuance : « Nous sommes très chanceux. Nous avons une belle vie ! La plupart des journalistes ont rêvé d’écrire depuis l’enfance. »

Les secrets du métier

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Sonia Sarfati

L’important, ce n’est pas la destination, mais le chemin, ont clamé, au fil du temps, cartes postales, aimants pour frigos et publications Instagram. Hugo Meunier croit qu’il y a du vrai dans ces mots. « Ce qui fascine réellement les lecteurs, ce ne sont pas tant les articles. C’est tout ce qui mène à leur création et que nous ne racontons pas dans le journal. »

Par exemple ? « Négocier avec la police et approcher les intervenants, répond celui qui a couvert beaucoup de faits divers. Tout le côté coulisses. »

Des coulisses dans lesquelles on plonge avec On tue la une, désagréments du métier inclus. Cette spécialiste de culture qu’est Sonia Sarfati profite de sa nouvelle pour décrier les entrevues avec des artistes organisées au restaurant. « Discuter avec quelqu’un qui a le nez plongé dans sa soupe. Avec tous les bruits ambiants… Ah ! »

L’écrivain innu Michel Jean signe quant à lui une nouvelle sur l’injustice de traitement accordée aux questions autochtones. « J’avais mal au ventre quand j’ai fini ce texte, confie la directrice du recueil. Non seulement il est bon sur le plan littéraire, il est important. » Marie Charrel, du Monde, explore pour sa part la cyberintimidation de façon hyper réaliste, avec une touche horrifique. « C’était pour moi ! s’exclame Sonia. J’adore le fantastique. »

IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS DRUIDE

On tue la une, collectif d’auteurs

Et elle adore ce métier. Même si, comme la plupart de ses confrères, elle est inquiète pour son avenir.

À travers les lignes de toutes ces nouvelles, on sent, en filigrane, la crainte que les médias soient en train de, petit à petit, disparaître.

Sonia Sarfati

D’où peut-être l’envie d’autant plus pressante d’immortaliser le quotidien d’une salle de rédaction ? Même si c’est « risqué » ? « J’ai peur, avoue Hugo. C’est délicat, de parler de notre métier. C’est un petit milieu. »

Un milieu qui n’est pas étranger au clash de générations. Un thème qu’il aborde par la bande dans son roman, sans toutefois employer le terme maudit (lire : « millénial »). « Je ne voulais surtout pas transformer ça en guerre générationnelle. » Ainsi, le patron de son Patron est un « imbécile heureux » (ses mots, pas les nôtres), qui réalise avec horreur qu’à l’extérieur du journal respecté où il a si longtemps bossé, sa popularité est limitée. « J’ai voulu décrire le déboulonnage d’ego que j’ai vécu, raconte celui qui est aujourd’hui reporter pour Urbania. Il y a quelques années, je pensais que tout le monde me lisait, que tout le monde me connaissait. On est peu de choses, hein ! »

Parlant de connaître, Sonia Sarfati regrette de ne pas avoir mis en exergue de sa nouvelle une citation d’Henri Béraud : « Le journalisme est un métier où l’on passe la moitié de sa vie à parler de ce que l’on ne connaît pas et l’autre moitié à taire ce que l’on sait. » Ce qu’elle sait toutefois et dont elle nous assure : « Même si certains éléments de ce recueil sont vrai, c’est de la fiction. » Elle apostrophe son confrère : « Toi, Hugo, t’es encore vivant, non ? »

« Oui, mais… pour combien de temps ? »

On tue la une. Collectif d’auteurs. Aux Éditions Druide. 288 pages. En librairie aujourd’hui.

Le patron. Hugo Meunier. Aux Éditions Stanké. 376 pages. En librairie le 2 octobre.