Une mère en croisière sur un paquebot de luxe avec ses deux enfants est témoin du sauvetage d’une embarcation avec à son bord des migrants. Ébranlée, elle accueillera l’un d’eux chez elle. Avec La mer à l’envers, Marie Darrieussecq signe un des romans les plus forts de la rentrée française, roman sur l’absurdité des politiques migratoires, sur la famille, et un peu aussi sur le pouvoir de la magie. À l’origine de ce texte, un travail de terrain de la part de l’écrivaine qui s’intéresse à la question des réfugiés depuis une vingtaine d’années. Entrevue.

Parlez-nous du personnage principal, Rose, cette mère de famille qui croise le destin d’un jeune migrant…

Rose est présente depuis mon roman Clèves, puis on l’a revue dans Il faut beaucoup aimer les hommes. C’est une psychologue, c’est la meilleure amie de Solange et, cette fois, j’avais envie de m’intéresser à elle. J’ai 50 ans et vers l’âge de 45 ans, je me suis dit que je n’avais plus envie d’inventer de nouveaux personnages. Rose est une mère un peu perdue. Pas une mauvaise mère, mais peut-être une meilleure psychologue. J’avais des choses à dire sur la pratique de la psychologie et de la psychanalyse. Ce qui m’amuse, ce sont les psychologues un peu étranges, déviants. C’est très romanesque. Rose a quelque chose « dans les mains », comme elle dit, un pouvoir. Elle n’osait pas l’exploiter à Paris, qui est une ville un peu trop cartésienne. Ce quelque chose va se libérer par son retour au pays – le Pays basque, d’où je viens, un pays de rebouteux, sorte de branche de l’ostéopathie – et par une rencontre avec Younès, ce jeune Nigérien.

Diriez-vous que Rose veut « sauver » Younès ?

Au départ, Rose est un peu égoïste. Elle n’arrive pas à payer son loyer, son mec est alcoolique, ses enfants sont pénibles. Sa mère lui offre une croisière pour se changer les idées et faire le point. C’est très banal, c’est aussi le roman de la classe moyenne, désemparée. Quand elle fait la rencontre de Younès, elle fait un geste très spontané, elle lui donne le téléphone de son fils. Cette rencontre inattendue déclenche tout. Je ne suis pas certaine qu’elle veuille sauver quelqu’un, c’est beaucoup plus intuitif que ça. Elle sait qu’elle ne peut pas le sauver, mais elle ne sait pas quoi faire, comme nous tous d’ailleurs.

C’est une bonne âme, Rose. Elle a un regard critique sur la société. Elle dit des choses que nous sommes très nombreux à penser. Ce sont des remarques de bon sens d’une mère de famille. En ce sens, sa pensée n’a rien d’original et ce n’est pas du tout mon propos. Je voulais au contraire refléter notre désarroi collectif.

Pourquoi avoir choisi le Niger comme pays d’origine de Younès ?

En 2014, on m’a invitée au Niger avec mon éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens. Ce voyage nous a beaucoup hantés après coup. C’est le pays le plus pauvre du monde selon les classements, surtout du point de vue de la situation des femmes. Les gens qui quittent le Niger le font pour des raisons économiques. C’est terriblement difficile d’être jeune dans ce pays. C’est le désert. On touche du doigt un univers extrême. J’y suis allée aussi parce que c’était l’endroit où on refoulait les migrants d’Algérie et de Libye. On m’a présentée à des migrants et j’ai commencé à collecter des témoignages, des entretiens. Ensuite, j’en ai collecté à Paris, porte de la Chapelle, où il y a énormément de migrants. Puis ensuite à Calais, en 2018. Ç’a été le bout du voyage pour moi. Une expérience décisive.

Pourquoi ?

Il y a à Calais une station-service Total qui, pour moi, est, avec le paquebot de croisière, l’autre sommet du capitalisme. C’est là l’aboutissement de toutes ces politiques qu’on essaie de nous présenter comme rationnelles, mais en fait, c’est du délire collectif ! Cet ultime point de passage, le dernier endroit où les migrants peuvent traverser parce que le tunnel, ce n’est plus possible et que la mer, c’est trop dangereux. Comme mon personnage Rose, je me suis stationnée là et j’ai observé ce ballet absurde des migrants qui tentent de monter à bord de camions et des flics qui tentent de les arrêter. Comme citoyenne, je me demande comment on peut parler d’autre chose que de la question des migrants.

Ce livre a-t-il été difficile à écrire ?

Il m’a pris cinq ans à écrire, ce qui est rare pour moi. J’ai publié deux livres plus courts durant cette période. La difficulté, c’était d’incarner le migrant, sachant que le mot « migrant » même fait problème : personne ne sait comment les nommer. On dit réfugié, demandeur d’asile, exilé, voyageur, envahisseur quand on est d’extrême droite… Quand il y a une zone où il n’y a pas de mots, où il y a des silences, la littérature s’y engouffre. Il faut mettre des mots et c’est très difficile, car nous-mêmes ne savons pas en parler.

Donc je savais maîtriser l’histoire de Rose, ces Parisiens qui ont déménagé, qui ont leurs soucis de couple, etc. Mais dès que je devais incarner le migrant, je m’arrêtais pour des soucis éthiques. J’étais écrasée par le réel, je ne pouvais pas choisir un seul entretien parce qu’il n’était pas représentatif du groupe. Et je ne pouvais pas les fondre tous dans une espèce de résumé qui aurait fait du migrant une forme vide. C’était vraiment un problème créatif comme j’en ai rarement eu à affronter.

Les sociétés occidentales sont interpelées sur des questions d’appropriation culturelle, historique ou autre. J’imagine que vous y avez pensé en donnant la parole à un migrant ?

Oui, et c’est pour ça que le livre est écrit du point de vue de Rose. Je me sentais complètement légitime. Quant au grand récit que Younès lui fait à la première personne, elle le prend en dictée pour faire un récit de demandeur d’asile. C’est ceux qui aident les migrants à Calais, j’en ai été témoin. Vous savez, quand on est demandeur d’asile, il faut faire un récit vraisemblable des évènements. Ça donne un récit formaté, déconnecté de la réalité, car il serait plutôt normal, quand on fuit le Darfour en guerre par exemple, de fournir un récit incohérent. Or les juges disqualifient les récits si le demandeur d’asile a dit que la rue machin croise la rue machin. Le juge vérifie par Google Earth, je vous le jure ! Et s’il y a une erreur de fait, alors on juge que le récit est faux.

Ça m’a plongée dans des abîmes de réflexion ! J’ai discuté avec des gens qui aident les réfugiés à raconter leur histoire, à Calais. Ça donne une production incroyable de récits vraisemblables mais qui ne sont pas réels, qui ne tiennent pas compte des traumatismes, etc. Alors tout mon roman est contre ça, quoi ! Je voulais proposer un récit qui reflète le réel. Et paradoxalement, c’est dans un roman, dans la fiction, qu’on s’en approche le plus.

La mer à l’envers, Marie Darrieussecq, POL, 256 pages, parution : 21 août.