Inclassable. Visionnaire. Génial. L'oeuvre de Georges Perec vient d'entrer dans la prestigieuse Bibliothèque de La Pléiade, et il s'agit d'un événement pour ses admirateurs qui n'ont cessé de croître depuis qu'il a prématurément disparu, en 1982. Car Georges Perec est probablement l'écrivain le plus moderne et le plus ludique de la littérature française, qui mérite d'être découvert par ceux qui ne le connaissent pas, et, surtout, d'être inlassablement revisité.

DISPARITIONS ET REVENANTS

Né en 1936 de parents juifs polonais, Georges Perec sera profondément marqué par la perte de ses parents, qu'il n'aura jamais vraiment eu le temps de connaître. Son père est tué par un obus en 1940, sa mère meurt à Auschwitz en 1943, il sera adopté par sa tante paternelle et son mari.

À ce sujet, il écrira, dans W ou le Souvenir d'enfance (l'un de ses romans les plus autobiographiques) : « "Je n'ai pas de souvenir d'enfance" : je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L'on n'avait pas à m'interroger sur cette question. Elle n'était pas inscrite à mon programme. J'en étais dispensé : une autre histoire, la Grande, l'Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps. » Perec pose aussi très clairement le rôle de l'écriture dans son existence : « J'écris parce qu'ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l'écriture : leur souvenir est mort à l'écriture ; l'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie. »

L'absence et le manque seront des thèmes fondamentaux dans son oeuvre et ses jeux d'écriture.

« UN PEINTRE DE LA VIE MODERNE »

C'est ainsi que le présente Christelle Reggiani, qui a dirigé l'édition en deux tomes des oeuvres de Perec dans la Pléiade, rappelant un entretien important de l'écrivain avec Le Figaro en 1978 où il se comparait à un « paysan qui cultiverait plusieurs champs ». Et selon lui, il y en aurait quatre : sociologique, autobiographique, ludique et romanesque.

Ce qui explique les nombreuses formes et contraintes qu'il utilisera dans chacun de ses livres, dont certains ont longtemps été difficiles à trouver, d'où l'importance de cette édition qui rassemble, bien sûr, les titres plus connus (Les choses, Un homme qui dort, W ou le Souvenir d'enfance, La disparition et La vie mode d'emploi), mais aussi quelques « Graal » pour les « complétistes » comme La clôture et autres poèmes, L'éternité, des plans de La vie mode d'emploi, des entretiens sur ce roman-somme, une foule d'écrits « en marge » des oeuvres, Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, Le voyage d'hiver, Ellis Island et L'art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une augmentation.

LES CHOSES ET LE RENAUDOT

Le premier roman de Perec, Les choses, publié en 1965, surprend tout le monde et lui vaut le prix Renaudot. Le roman est sous-titré Une histoire des années 60, histoire racontée du point de vue d'un couple et de son rapport aux objets. Ce n'est pas une banale critique de la société de consommation, comme on l'a résumé au début - Perec s'est inspiré de sa propre vie et de celle de ses amis -, mais une véritable dissection, très humaine, de notre rapport aux choses, dans laquelle Perec utilise la forme conditionnelle comme pour souligner notre constant état de désir et de manque. Si les références sont datées des années 60 (et ceux qui ont connu cette décennie se rappelleront une foule de « choses »), l'effet, lui, est intemporel.

L'OULIPO

Avec Raymond Queneau et Italo Calvino, Georges Perec est l'un des plus célèbres représentants de l'OuLiPo. Cet « Ouvroir de littérature potentielle » est un groupe international d'écrivains et de mathématiciens passionnés par les contraintes et les expérimentations littéraires. Cela aura une influence considérable sur l'oeuvre de Perec, qui se joint au groupe en 1967. En effet, Perec est très connu pour ses « exploits » d'écriture, qui font parfois de l'ombre à ses oeuvres qui se veulent pourtant accessibles à tous.

On n'exagère pas en parlant d'exploits, quand on sait que La disparition est un imposant roman de plus de 300 pages entièrement écrit sans la lettre e (la lettre la plus utilisée en français), mais très peu de lecteurs ont lu en entier ce livre, pourtant pensé comme un roman policier, comme si le tour de force en lui-même résumait sa pertinence. D'ailleurs, le 7 mars 2016 (date à laquelle il aurait eu 80 ans), Google dédiait à Perec un doodle de son nom sans la lettre e pour lui rendre hommage. Perec se répondra à lui-même en écrivant Les revenentes, dans lequel e est la seule voyelle utilisée !

JOUER AVEC PEREC

Derrière ce geek de littérature qu'est Perec se cache un véritable ami du lecteur, qu'il invite dans ses nombreux terrains de jeu. Celui qui affirme « ne pas avoir de souvenir d'enfance » semble avoir eu envie de jouer toute sa vie. Perec était un cruciverbiste de haut vol, qui créait des mots croisés dans les journaux et magazines. On peut les retrouver dans un livre, les Perec/rinations (aux éditions Zulma) qui propose une découverte ludique de Paris (pour les vrais maniaques). C'était aussi un fan des inventaires et des listes, car pour lui, absolument tout pouvait se retrouver dans une liste.

Dans Je me souviens, qui rassemble 480 souvenirs en fragments, il a eu l'élégance de laisser des pages vierges pour que le lecteur puisse lui aussi participer à l'exercice. Dans son essai Espèces d'espaces, ce « journal d'un usager de l'espace », Perec nous invite à nous interroger sur notre façon de concevoir les lieux et les espaces de nos vies - il avait même eu l'intention de faire la liste de toutes les chambres où il avait dormi dans sa vie. Les jeux et les exercices auxquels nous convie Perec sont innombrables, on en a découvert des tonnes d'inachevés après sa mort, et aucune de ses contraintes ne lui a jamais enlevé le désir (bien au contraire) d'« écrire des livres qui se dévorent à plat ventre sur son lit ».

LA VIE MODE D'EMPLOI

C'est assurément le chef-d'oeuvre de Perec. Le titre seulement a eu droit à une postérité étonnante, inspirant une foule de variations dans les médias. Publié en 1978 et couronné du prix Médicis, La vie mode d'emploi a exigé de Georges Perec une dizaine d'années de travail, et l'auteur lui a accolé le mot « romans » au pluriel pour le décrire. La publication du Cahier des charges de La vie mode d'emploi montre l'ambition incroyable de cette oeuvre à clés inépuisable, qui décrit la vie dans un immeuble parisien de 1875 à 1975.

Chacun des 99 chapitres concerne un endroit de l'immeuble, que Perec décrit dans les moindres détails dans le temps, en plus des nombreux personnages qui traversent ces espaces. C'est un immense puzzle méticuleusement construit par l'auteur, doublé d'un jeu d'échecs et d'une foule d'autres contraintes que s'impose l'écrivain, qui a dû se créer des plans et des listes hyper précises, créant ainsi, littéralement (c'est le cas de le dire), une machine « à écrire et à inventer ». Certains n'ont pas hésité à parler d'oeuvre « totale » pour ce roman (ou plutôt, ces romans).

LA POSTÉRITÉ

Le génie formel de Georges Perec ne devrait jamais intimider tout lecteur potentiel, car c'est peut-être l'un des écrivains qui a le plus pensé au lecteur et à la manière de l'éblouir non par la manipulation émotive ou un style précieux, mais en lui montrant les possibilités infinies de la littérature, et ce, dans un esprit de jeu et d'humour irrésistibles. Oui, Perec fait partie de ces précieux écrivains qui nous transforment.

OEuvres, tomes 1 et 2

Georges Perec

1128 pages et 1258 pages

Bibliothèque de la Pléiade

image fournie par Gallimard