Les zones de guerre n'ont plus de secret pour Anne Nivat, qui a risqué sa vie à de nombreuses reprises pour nous raconter les conflits en Tchétchénie, en Irak et en Afghanistan. Cette fois, la journaliste a choisi d'utiliser son expérience de reporter de guerre pour sonder l'âme de son pays. Elle publie Dans quelle France on vit, livre-reportage sur la France profonde, celle dont les médias ne parlent pratiquement jamais et qui a voté dimanche dernier.

Au lendemain des attentats de novembre 2015, le président François Hollande déclarait que la France était « un pays en guerre ». Cette déclaration-choc a fait réagir Anne Nivat, une habituée des conflits puisqu'elle en a fait en quelque sorte sa « spécialité ». Grand reporter, elle a publié plusieurs livres qui donnent la parole aux populations touchées par les conflits. Dans la foulée des attentats du Bataclan, cette journaliste qui n'a pas froid aux yeux a eu envie de se livrer au même exercice dans son propre pays, d'aller prendre le pouls de cette France qu'on dit si mal en point.

Anne Nivat a donc fait ce qu'elle sait le mieux faire : aller sur le terrain et appliquer les règles qu'elle s'impose lorsqu'elle travaille en zone de guerre, soit rester longtemps au même endroit et dormir chez l'habitant afin de ne pas se couper de son sujet.

La France «ordinaire»

Pour aller à la rencontre de ses compatriotes, la journaliste a choisi cinq villes. Ses critères : aucune mégapole ou banlieue d'une mégapole ; des villes qui ne comptent pas plus de 50 000 habitants ; des villes qui n'ont pas fait l'objet d'une couverture médiatique récente. Son choix s'est arrêté sur Évreux, Laon, Laval, Lons-le-Saunier et Ajaccio (l'exception à la règle des 50 000 habitants).

Les thèmes de son reportage, eux, se sont imposés d'eux-mêmes.

« L'emploi, bien sûr, car ceux qui en ont un craignent de le perdre alors que les autres peinent à en trouver un, explique Anne Nivat, jointe au téléphone par La Presse. J'ai aussi voulu parler de ce qui vient avec, c'est-à-dire le déclassement et le chômage. » La journaliste a également abordé le malaise des jeunes, l'identité et l'insécurité.

« On m'avait avertie que ce serait difficile, que les gens ne m'ouvriraient pas leurs portes, qu'ils seraient méfiants. Or, ce n'est pas du tout ce qui s'est passé. »

« Les gens m'invitaient, m'accueillaient et, surtout, voulaient me parler. Ils étaient surpris, se disant : comment peut-elle s'intéresser à nous ? Google était ma carte de visite, ils pouvaient vérifier ce que j'avais fait auparavant et voir que j'étais une interlocutrice crédible. »

Prendre son temps

D'Abdullah, résidant d'Évreux, à Ludovic, résidant de Lons-le-Saunier, Anne Nivat brosse un portrait fascinant, instructif et somme toute moins catastrophique que prévu de la France. « J'ai trouvé une France beaucoup moins misérabiliste qu'on peut le croire, confie-t-elle. Mes interlocuteurs m'ont montré que malgré les difficultés, les angoisses face à l'avenir et l'insécurité, ils sont pleins de ressources et d'énergie. Ils sont aussi capables d'humour et ça, ça m'a beaucoup touchée.

« Il n'y a rien comme le terrain, insiste cette journaliste lauréate en 2000 du prix Albert-Londres. On constate que la situation est beaucoup plus nuancée qu'on le dit. Mais il faut y aller un certain temps et non pas à la dernière minute, comme font souvent les journalistes et les politiques qui y vont à la veille d'une échéance électorale. Les gens ne sont pas dupes. »

Anne Nivat est catégorique : son expérience de reporter de guerre lui a été utile tout au long de son reportage.

« Le sens de l'observation du détail, le respect de l'interlocuteur, quel qu'il soit, la mutualité de l'intérêt, ce sont des choses qui m'aident dans mon métier de reporter de guerre et que j'ai mobilisées pour ce livre. »

Mais au lieu d'aller à la rencontre d'une population rendue vulnérable par la guerre, Anne Nivat a découvert un peuple en proie à une angoisse existentielle. La France n'est peut-être pas aussi mal en point qu'on le dit, mais ça ne veut pas dire qu'elle se porte à merveille. « J'ai découvert des gens ayant un fort besoin de parler, d'être considérés, entendus. Beaucoup se sont confiés et tout le monde voulait que son nom apparaisse dans le livre. J'ai découvert la complexité de l'humain, ajoute-t-elle. Ensuite, mon travail, c'est de retransmettre, de partager. »

Une approche anthropologique

Le reportage d'Anne Nivat évoque parfois les romans d'Annie Ernaux : une France pas glamour, loin de Paris, façonnée par les crises économiques, l'immigration et le manque de vision des politiciens.

La journaliste précise que sa démarche est fortement influencée par celle des anthropologues. « J'ai une immense admiration pour le couple formé de Pierre et Micheline Centlivres. Leur façon de travailler m'a profondément marquée. » Ils travaillaient toujours ensemble et, le soir venu, partageaient leurs notes. Pour constater que bien souvent, ils n'avaient pas du tout vécu la même journée.

« Il y avait donc leur subjectivité personnelle, à laquelle ils ajoutaient l'honnêteté des faits observés sur le terrain, rappelle Anne Nivat. C'est ce que je répète à mes étudiants : votre subjectivité doit être assumée, mais encadrée par des règles déontologiques. »

À la fin de ce projet qui aura duré deux ans, Anne Nivat a constaté que l'élite française n'avait pas conscience de la vision du monde qu'elle propose à la population, une vision du monde qui provoque beaucoup de ressentiment. « D'où la tentation de voter Front national, ajoute-t-elle. Je ne voulais pas parler politique et ce n'était pas le but de ce livre, mais forcément, c'est ce qui est ressorti. Les gens m'en ont parlé, et j'ai écouté. Si ce livre gêne un certain microcosme français, moi je dis : je préfère vivre les yeux ouverts, ne pas jouer à l'autruche et regarder la réalité en face. »

Dans quelle France on vit

Anne Nivat

Fayard

483 pages

Photo fournie par Fayard

Dans quelle France on vit