En trois ans et deux romans Du bon usage des étoiles et Les larmes de saint Laurent , Dominique Fortier s'est imposée dans la courte liste des auteurs incontournables. Son troisième roman, La porte du ciel, ne déçoit pas: on y retrouve une auteure d'une grande maturité, à l'écriture soignée, capable de parler de désirs inassouvis et de fraternité sur fond de guerre civile américaine.

Délicate et discrète, Dominique Fortier rechigne un peu quand on lui dit que son roman était «attendu». «C'est vrai que j'ai écrit ce livre en sentant la présence possible de lecteurs. Mais penser à ce regard, c'est dangereux parce qu'on risque de faire trop attention. Je crois qu'il faut toujours écrire comme si on était le seul lecteur.»

Une technique pas si mauvaise, puisque son premier roman, Du bon usage des étoiles, dont elle croyait sincèrement être «la seule lectrice possible», a connu un succès critique et public. Ce livre inspiré de la conquête du passage du Nord-Ouest par John Franklin a été en nomination pour une floppée de prix (Libraires et Gouverneur général, entre autres), traduit en anglais et publié en France où il a été récompensé, en juin, lors du festival Étonnants voyageurs, à Saint-Malo. Les droits ont aussi été achetés par Jean-Marc Vallée pour une adaptation cinématographique.

Plutôt que d'essayer de plaire à «quelqu'un d'hypothétique», Dominique Fortier a donc continué de creuser son sillon. La publication de La porte du ciel lui donne un certain sentiment d'achèvement et l'impression d'avoir construit quelque chose. «Pour moi, ces livres forment un ensemble.» Ce roman ferme sa trilogie du XIXe siècle, admet-elle. Se tournera-t-elle vers des sujets plus contemporains? «Non, mes prochains projets remontent plus loin dans le temps! Ce n'est pas que mon époque ne m'intéresse pas, mais je n'ai pas le goût de parler de ma vie. Être dans l'immédiat, pour moi, c'est un peu le contraire de l'écriture, pour laquelle la distance est nécessaire et souhaitable.»

L'envers de la liberté

La porte du ciel nous transporte en Louisiane, à l'aube de la guerre de Sécession. Eve est noire, Eleonor est blanche, et le destin lié de ces deux jeunes femmes est le noyau du livre, comme si elles étaient les deux facettes d'une seule personne. Le roman parle d'esclavage, mais aussi de désir, d'amour et de trahison. Pour l'auteure, la guerre civile est «la quintessence du conflit fratricide», et devient le miroir et le révélateur de ce qui se passe dans la vie des personnages. «On ne peut trahir que quelqu'un qui est vraiment proche de soi.»

Il n'y a pas de description de batailles ni de soldats éclopés dans La porte du ciel, où la guerre résonne comme un écho lointain. Le roman parle de ceux qui sont restés, de la vie quotidienne sur une plantation, de l'émergence du KKK et de la ligne floue entre le bien et le mal, mais aussi d'une pluie de sauterelles, d'une serre remplie de roses, de pigeons voyageurs... et de courtepointes, hommage à l'art et «seul vrai espace de liberté» du roman. «Je voulais parler de l'envers de la liberté. Il y a l'esclavage, mais aussi toutes sortes de contraintes, pour tous les personnages. Les courtepointes représentent la création pure, alors qu'elles étaient fabriquées par des femmes qui n'étaient pas libres du tout.»

La porte du ciel est donc un roman-courtepointe. Linéaire, oui, mais plein de digressions, à l'image de cette église construite par le père Louis à partir de matériaux recyclés, au milieu de nulle part. «Une église de bric et de broc, imaginée par un personnage qui peut faire croire aux gens, l'espace d'un instant, que ça peut marcher.»

À l'image des États-Unis aussi: comme Catherine Mavrikakis dans Les derniers jours de Smokey Nelson, Dominique Fortier jette un regard sévère sur le voisin américain. Son diagnostic est clair: «les Américains ne vont pas bien.» Sa seule incursion dans le monde moderne est d'ailleurs un passage saisissant dans le pénitencier d'Angola, où elle dresse le portrait des condamnés à mort.

La guerre de Sécession, croit-elle, explique les États-Unis d'hier, d'aujourd'hui et de demain. «Quand on s'intéresse à la question raciale, on doit partir de là. Les États-Unis se révèlent tout entiers dans ces quelques années. Beaucoup de spécialistes disent que cette guerre, commencée il y a 150 ans, ne s'est en fait jamais terminée.»

Dominique Fortier sait bien qu'elle n'est pas la première auteure à s'intéresser à ce sujet et ne se sent pas en compétition avec ses prédécesseurs. «Plein d'auteurs, et non les moindres, ont écrit sur la guerre de Sécession ou le passage du Nord-Ouest. Mille romans peuvent parler de la même chose, parce que c'est la force de l'art d'offrir une proposition singulière et valable. Chacun a son regard.»

L'auteure se voit parfois comme une artisane qui construit son roman comme un casse-tête ou un jeu de Lego, assemblant des dizaines de «petits paquets» écrits avec minutie. De la véritable création, croit-elle, parce que «l'air de rien apparaît enfin comme un tout plus grand que la somme de ses parties». Tout l'art de la courtepointe, quoi.

La porte du ciel

Dominique Fortier

Alto, 296 pages