Doit-on ou non publier les notes les plus intimes des écrivains après leur mort? Le plus célèbre cas en ce domaine est probablement la publication des manuscrits de Kafka par son meilleur ami Max Brod, à qui il avait pourtant demandé de les brûler.

C'est au tour de Roland Barthes, l'un des plus influents théoriciens de la littérature du 20e siècle, figure de proue du structuralisme pendant un temps, d'être publié à titre posthume. Le degré zéro de l'écriture, Mythologies, S/Z, Le plaisir du texte, Fragments d'un discours amoureux... Plus d'un étudiant en lettres a dû se colleter à ses livres. Viennent de paraître le Journal de deuil (Seuil), regroupant une série de fiches écrites après la mort de sa mère, auquel il était terriblement attaché, et les Carnets du voyage en Chine (chez Christian Bourgois), où l'on découvre un Barthes qui s'ennuie profondément pendant ce périple tandis que Philippe Sollers s'amuse. C'est grâce aux archives de l'IMEC (L'institut mémoires de l'édition contemporaine) et à l'approbation du frère de Roland Barthes, que nous avons droit à ces publications.

Olivier Corpet, directeur de l'IMEC, était de passage à Montréal à la veille de l'inauguration d'une importante exposition sur la vie littéraire sous l'Occupation à la Public Library de New York. Il nous explique le délicat travail d'édition des oeuvres posthumes.

Q: Expliquez-nous les origines et la mission de l'IMEC.

R: L'IMEC n'a pas été créé par les archivistes ni par les bibliothécaires, ce qui n'est pas en soi un défaut ni une qualité; c'est une particularité. Cela a été créé par des chercheurs et des éditeurs. L'IMEC réunit les archives de la vie littéraire, culturelle et éditoriale contemporaine. Et comment faire quand on n'a pas de moyens? On a trouvé quelque chose qui ressemble à une astuce, mais qui n'en est pas une, un dispositif juridique très subtil qui fait que tous les héritiers des écrivains, et les maisons d'édition, confient leurs archives, mais en restent les propriétaires. L'État aide à l'exploitation et à la mise en valeur de ces archives. Il y a eu un afflux de fonds très important. Ce qui fait qu'en date d'aujourd'hui, il y a plus de 500 fonds d'archives, dont 140 fonds d'archives d'éditeurs et tout le reste en fonds d'écrivains, d'institutions, etc.

Q: Quelles sont les archives de Barthes à l'IMEC?

R: On possède l'intégralité des archives écrites. Tous les manuscrits, les notes, sa correspondance, et puis son fichier notamment, dont est extrait le Journal de deuil. Il y a aussi beaucoup de photos.

Q: Pourquoi publier maintenant, ce journal très poignant, sur la mort de sa mère?

R: Parce qu'il faut un temps pour que les choses se passent. D'abord, ce n'est pas l'IMEC qui publie, c'est son frère qui pendant longtemps n'a pas accepté. C'était trop proche de la mort de son frère... et puis voilà.

Q: C'est une incursion assez intime quand même.

R: Roland Barthes a parlé de la mort de sa mère dans La chambre claire. Peut-être que s'il n'en avait jamais parlé, on ne l'aurait pas publié. Moi, je crois que les archives, c'est du domaine privé, on n'entre pas dans les archives comme dans un moulin. C'est la responsabilité des ayants droit, ce qui n'est pas une tâche simple.

Q: Quand on est fan, on est toujours intéressé par tout ce qui est publié de façon posthume...

R: Oui, bien sûr. Maintenant, de Proust, on publie tout, jusqu'aux notes de blanchisserie! Ça, c'est l'oeuvre. Si ce n'était de l'oeuvre de Barthes, on n'aurait aucun intérêt à publier ces livres. Si ce n'était pas des grands écrivains ou des grands penseurs, on ne s'y intéresserait pas. Toute oeuvre oblige à regarder l'archive autrement.

Q: Quelle est encore l'influence de Barthes en France, quel est son héritage?

R: D'abord, je ne suis pas du tout un spécialiste de l'oeuvre de Roland Barthes. J'ai le point de vue de Robbe-Grillet là-dessus. Ce qui reste, ce qui nous séduit, c'est l'homme, on dirait, derrière ce qu'on devine, ce qu'on croit deviner. C'est lui, et le côté écrivain chez lui. Même s'il n'a pas écrit de roman. J'avoue que je suis toujours un peu stupéfait de la mythologie qui se construit autour d'un Barthes, d'un Beckett ou d'une Duras. C'est très particulier. Je pense que les gens ont besoin de se donner des figures d'écrivains. Barthes, en plus, avait cette nonchalance inquiète qu'il promenait partout, surtout à la fin de sa vie. Cette mélancolie évidente. Les gens doivent s'y retrouver. Ce qui le sauve, c'est d'être un écrivain ou de chercher à l'être.

Q: On dirait qu'il a tourné toute sa vie autour du processus d'écriture.

R: Est-ce une impuissance ou est-ce une forme d'écriture ou de littérature? À chacun d'en juger.

Q: Pour être directeur de l'IMEC, doit-on être un peu potineur littéraire?

R: Il faut d'abord aimer les oeuvres, et les écrivains. Je crois que c'est indispensable. J'aurai un jour un successeur, évidemment. Il faudra qu'il aime les écrivains. On ne peut pas aimer tous les écrivains, parce que tous les écrivains ne sont pas à aimer ou aimables. Je crois qu'il faut quand même lire les oeuvres, les connaître. Je ne suis pas seulement le «dépositaire des clés».

Q: Avez-vous d'autres projets de publication des archives de Barthes? Par exemple sa correspondance?

R: Non, parce que je ne pense pas qu'elle soit intéressante. Barthes est quelqu'un de très gentil. Il savait mettre en valeur son interlocuteur, c'était pour lui un acte de politesse. Mais je pense que la correspondance entre Robbe-Grillet et Barthes, oui. On voit que chacun a l'intelligence de l'oeuvre de l'autre.

Q: Vous discutez avec les ayants droit. Est-ce que parfois vous leur conseillez de ne pas publier certaines choses?

R: Oui, bien sûr. On est en train de créer la Fondation pour la mémoire de la création contemporaine, et l'objectif sera essentiellement de faire ce travail d'accompagnement. Moi, je suis résolument contre ceux qui pensent que les héritiers sont des empêcheurs de chercher. Je pense que les disciples sont souvent plus castrateurs que les héritiers. Il arrive aux héritiers de ne pas bien faire les choses, mais c'est rarement par mauvaise intention. Il y a des héritiers abusifs, évidemment, mais il y a beaucoup de chercheurs abusifs aussi.

Q: Les fanatiques sont parfois castrateurs, il est vrai...

R: Je ne parle même pas des journalistes, hein! Je pense qu'une chose que l'IMEC a contribué à créer, c'est le fétichisme de l'inédit, de l'archive. Et ça je le regrette. Je le regrette, mais en même temps, ça renforce l'idée qu'on peut tout éditer, mais il y faut la forme.

Q: Aucune oeuvre posthume ne peut au fond détruire l'oeuvre déjà mise en place du vivant de l'auteur.

R: Non. Ils tiennent la route ou pas. Ça n'enlèvera rien à la qualité de leur écriture.