Étape essentielle dans la création d’un spectacle, le rodage en humour prend de plus en plus de formes différentes. Tentative d’éclaircissement, à la veille d’un été où les stars du rire seront nombreuses à étrenner de nouvelles blagues.

Séparation. Confiance en soi. Solitude. Kijiji. Anxiété. Métro de Montréal. Ski. Massage. Paul McCartney. Sur un grand tableau blanc, Guillaume Pineault a inscrit une série de mots n’ayant en apparence pas de lien entre eux, mais qui tisseront une partie de la toile de son prochain spectacle.

Durant ce qu’il appelle ses white board challenges, l’humoriste demande à son public de choisir parmi les thèmes à sa disposition celui dans lequel il souhaite l’entendre plonger d’abord. Et ainsi de suite, jusqu’à la fin de la soirée.

« Si j’avais écrit mon numéro sur l’amitié chez nous, sur mon ordi, je pense que ça aurait peut-être donné un beau poème, ironise-t-il. Alors que lorsque je suis devant les gens, mon cerveau m’amène dans des zones de mon esprit qui ne s’allument pas quand je suis assis tout seul à écrire. Je connais les anecdotes que je veux raconter et la présence du public m’aide à ajouter des gags, parce que c’est dans ma nature de vouloir faire rire les gens. »

Trouver le fil rouge

Pratique formalisée à la fin des années 1980 au Vieux Clocher de Magog, où des humoristes s’installaient pendant plusieurs soirs afin de lustrer leur nouveau matériel, le rodage prend désormais dans l’industrie du rire différentes formes, à longueur d’année, et non seulement pendant la saison des gougounes.

Qu’à cela ne tienne, plusieurs figures majeures de l’humour québécois étrenneront leur nouveau spectacle cet été, dont Katherine Levac, Daniel Lemire, Rosalie Vaillancourt, Louis Morissette et Louis-José Houde, en plus de quelques nouveaux venus comme Matthieu Pepper et Michelle Desrochers.

Les versions préliminaires de certains spectacles portent souvent aujourd’hui leur propre nom, comme c’est le cas de Guillaume Pineault qui a coiffé du titre En rodage (du petit 2e) son actuel chantier, avec pour principal souci de ne pas tromper les acheteurs de billets, sa première tournée n’ayant pas encore pris fin.

« Pour moi, un rodage, c’est un spectacle qui est assez drôle pour que tu ne sois pas gêné que les gens aient payé pour y assister », précise-t-il, la raison pour laquelle ses défis du tableau blanc étaient réservés aux membres de son fan club, qui y participaient gratuitement, « parce qu’il y a certains soirs où ça pouvait plus avoir l’air d’une conférence de Jean-Marc Chaput sur la solitude, la persévérance et l’amitié », dit-il en rigolant. Des 24 thèmes explorés lors de ces soirées, seulement 6 se sont frayé un chemin dans son actuelle nouvelle heure, qu’il continuera d’affiner au moins jusqu’en 2024.

Au-delà de l’infaillibilité des blagues, c’est la cohérence d’un spectacle que le rodage permet d’éprouver, après qu’il a été testé par tranches de numéros de dix ou douze minutes dans les comedy clubs. Il cimente aussi l’universalité d’un propos, qui devra résonner auprès des Québécois de Montréal, Matane et Rouyn-Noranda.

PHOTO ANDRE PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Maude Landry en spectacle

« Si tu veux bâtir un spectacle avec un fil rouge, avec des bons liens, tester l’histoire que tu racontes, tu n’as pas le choix de faire du rodage », pense Marilou Hainault, de la maison de gérance Hainault, qui représente notamment François Bellefeuille, Maude Landry et Simon Gouache.

Guillaume Pineault opine. « Je ne veux pas que les gens sortent de mon spectacle en se disant : “J’ai ri tout le long mais je ne me rappelle rien.” C’est ce que je déteste le plus de certains shows d’humour que je vais voir. Je veux qu’il y ait un propos. »

Des flashs inédits

L’étape préliminaire du rodage aura assurément pris de l’ampleur au cours des deux dernières décennies, et a fortiori au cours des cinq dernières années. Si un humoriste pouvait, au début des années 2000, se satisfaire d’une résidence de quelques semaines dans une même salle et de répétitions seul avec son metteur en scène, un nouveau spectacle bénéficie maintenant en général de 50 à 100 dates de mises à l’épreuve. Le petit premier de Guillaume Pineault ? « Écoute, j’ai dû faire 177 rodages. » Pas étonnant qu’il l’ait intitulé Détour.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Guillaume Pineault en spectacle

Marilou Hainault convient que le mot « rodage », qui se poursuit techniquement jusqu’à la première médiatique, peut désigner des œuvres correspondant à différents états d’aboutissement. « Mais c’est sûr que dans les quelques semaines avant la première, on est plus dans le fine tuning », précise Guillaume Pineault. On parle désormais parfois même de « prérodage » pour décrire l’étape plus exploratoire des tout débuts, avec des billets vendus à un prix reflétant le stade d’avancement du travail.

« Il y en a qui se plaisent à voir les différentes formules, qui viennent en rodage et qui reviennent voir le spectacle fini. C’est intéressant d’observer un artiste cheminer à travers ce processus-là », souligne Pascale Gougeon, directrice de la programmation de la salle Odyssée de Gatineau. Il n’est pas rare qu’en Outaouais, un humoriste rode d’abord dans le foyer de la salle (144 places), ou à l’auditorium de la polyvalente Nicolas-Gatineau (588 places), avant de migrer vers la grande enceinte (830 places).

Chose certaine : les tâtonnements indissociables du rodage sont en général largement rachetés par le plaisir d’assister au moment de grâce où une idée voit le jour. « La qualité d’un spectacle de rodage est dans sa nature même plus variable, croit Marilou Hainault, mais les chances que tu voies naître quelque chose qui n’existait pas la seconde d’avant sont beaucoup plus grandes. »

Consultez le site de Guillaume Pineault