Harcèlement en ligne, blagues sexistes, sous-représentation féminine, culture du silence : des humoristes n’entendent plus à rire. Elles sont « fucking tannées », « exténuées », « fâchées ». Et certaines aménagent leurs propres « safe spaces » (espaces sûrs), si de tels lieux existent.

La chute de Philippe Bond, accusé par huit femmes d’inconduites et de violences à caractère sexuel dans une enquête de La Presse, a porté un nouveau coup dur dans le milieu de l’humour québécois.

« Tout est frustrant, mais c’est surtout le laxisme et la passivité de nos collègues masculins qui m’offusquent », rage au bout du fil Alice Lefèvre, qui performe sous l’alias RadicAlice. « La culture de l’impunité, ça met tout le monde en danger. »

Pour faire obstacle à un « milieu toxique », la jeune comique et son collègue Mathieu Chiasson officient au Snowflake Comédie Club. Ici tourné en dérision, le terme « snowflake » réfère au néologisme utilisé pour moquer une génération jugée fragile et hypersensible, à l’instar d’un « flocon de neige ».

Ces soirées de stand-up, qui sont décrites comme un « safer space » (espace plus sûr), se veulent inclusives, paritaires et progressistes. Bref, foncièrement et fièrement wokes, n’en déplaise au premier ministre du Québec. Coco Belliveau, Mégan Brouillard, Alexandre Forest, Tranna Wintour ou encore Colin Boudrias y sont passés.

PHOTO JEREMY KURZ, TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DU SNOWFLAKE COMÉDIE CLUB

Alice Lefèvre, alias RadicAlice

« Le fait d’avoir des soirées paritaires, de ne pas être la seule personne qui n’est pas un gars dans la loge, c’est la base », croit RadicAlice, qui présente un premier spectacle solo, Fragile. « Ça crée déjà un milieu plus sécuritaire qui nous éloigne de la conversation de vestiaire. »

Dans le même ordre d’idées, le Zoofest a présenté plus tôt cet été Le show Queer, construit uniquement grâce à des talents de la « communauté LGBTQ2S+ ». « Les femmes autant que les personnes queers et marginalisées se sont rendu compte qu’elles devaient prendre soin les unes des autres », note Alice Lefèvre.

Plus « safer » que « safe »

Malgré toutes les précautions, RadicAlice – pseudonyme naguère choisi pour éviter les attaques en ligne – regrette d’avoir déjà échoué à assurer des évènements 100 % « sûrs ». Comme cette fois, raconte-t-elle, où une figure connue dans le milieu de l’humour émergent s’est présentée dans une soirée en plein air du Snowflake Comédie Club. L’organisatrice, qui ne connaissait l’homme ni d’Ève ni d’Adam, a été informée qu’il s’agissait de l’agresseur présumé d’une spectatrice en route vers l’évènement.

« Il a fallu que je gère tout ça, alors que tous les gars sur le site étaient au courant », déplore-t-elle avec ces questions en tête : « Pourquoi vous n’avez rien fait ? Pourquoi vous n’êtes pas allés le voir ? Pourquoi vous n’êtes pas venus me parler ? »

L’humoriste, qui raconte avoir elle-même été victime de harcèlement en ligne de la part d’un confrère de la relève, fait un lien avec la « culture du silence » qui a longuement précédé les révélations médiatiques sur des personnalités comme Gilbert Rozon, Éric Salvail et Julien Lacroix…

Les gars ne sont tellement pas habitués de se watcher entre eux. Pourquoi tous les hommes qui savaient des choses sur Philippe Bond n’ont rien dit ? C’est parce qu’ils s’attendent à ce que, quand eux vont faire des merdes, les gars ne disent rien. Je suis fucking tannée.

Alice Lefèvre

Sur Facebook, un groupe privé d’environ 80 femmes qui évoluent dans l’industrie du rire affichent leurs expériences malheureuses avec des collègues comme autant de mises en garde sororales.

« On est fatiguées », confirme au téléphone Emna Achour, ex-journaliste sportive qui a migré vers l’humour. « Ce sont des noms qui sont connus depuis des années et il y a une culture du silence. En haut, ça le sait et ça continue d’embaucher ce monde-là, comme on l’a vu aussi avec Hockey Canada. On est tannées parce que nous, on parle, on dit des choses, mais on ne nous écoute pas. »

Des listes à défaut de mieux

En 2019, un courriel anonyme envoyé à des médias et des membres de l’industrie listait 21 humoristes et auteurs du Québec qui auraient eu des « comportements problématiques avec les femmes ».

« On utilise des listes pour avoir un outil commun et regrouper les pistes », explique RadicAlice, sans faire référence à cette initiative précise. « C’est un mécanisme de protection entre nous pour nous garder en sécurité. Ça remonte à ces vieilles listes de clients que les travailleurs du sexe cachaient dans les toilettes. Mais ce n’est pas une solution de réparation. Ce n’est pas ça qui va changer le milieu. »

Quid de ce milieu ? En 2018, Christelle Paré et François Brouard, du Groupe de recherche sur l’industrie de l’humour, en ont offert un aperçu dans une enquête sur la perception de l’égalité entre les sexes.

Quatre femmes sur cinq (78 %) y disent avoir été victimes ou témoins au moins « quelques fois » de « paroles à caractère sexuel désobligeant » de la part d’un collègue. Plus de la moitié (52 %) des répondantes affirment par ailleurs avoir subi ou observé des « gestes à caractère sexuel désobligeant » dans le cadre de leur travail. C’est sans compter que près de deux femmes sur trois (64 %) croient qu’elles risquent « de passer pour une chialeuse et d’entacher leur réputation si elles se plaignent d’une situation sexiste à un membre de l’industrie ».

Des talents féminins

Dans un geste de « colère » et d’« empowerment féminin », Emna Achour a cofondé en 2019 le collectif et les soirées Les Allumettières en compagnie des humoristes Caro Monast, Isabelle Monette et Yasmeen Gregs. Le nom de l’organisation renvoie à des ouvrières syndiquées qui ont tenu tête aux patrons de l’usine de fabrication d’allumettes E.B. Eddy, à Hull, dans les années 1910 et 1920.

PHOTO JULIE LEBRUN PHOTOGRAPHE, TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK D’EMNA ACHOUR

Emna Achour, cofondatrice des Allumettières

Les spectacles des Allumettières, qui doivent reprendre à l’automne, présentent exclusivement des humoristes femmes ou non binaires. Posons la question sans détour à Emna Achour : juge-t-elle le milieu de l’humour toxique ? « Oui », répond illico la jeune femme. Des initiatives comme Les Allumettières en sont des voies de contournement, précise-t-elle.

Je suis capable de naviguer dans ce milieu-là, mais quand tu veux monter les échelons, il n’y a pas mille choix. Il y a Juste pour rire, ComediHa !, le Bordel… Si ces places-là continuent d’embaucher des personnes problématiques, c’est quoi, mon option ?

Emna Achour

De leur côté, Noémie Leduc Roy et Anne-Sarah Charbonneau, diplômées de l’École nationale de l’humour (ENH) respectivement en 2020 et en 2021, ont lancé le Womansplaining Show, dont le titre fait écho au « mansplaining » ou à la « mecsplication », c’est-à-dire la propension de certains hommes à s’arroger des connaissances avec condescendance et paternalisme.

Le slogan de la série ? « Détruisons le patriarcat une blague à la fois ! » Depuis l’été 2021, Katherine Levac, Judith Lussier, Marie-Hélène Racine-Lacroix, Michelle Desrochers ou encore Zach Poitras ont dilaté des centaines de rates féministes et « alliées ».

« Ce dont je suis le plus fière, ce sont toutes les amitiés qu’on a créées dans les loges », explique Anne-Sarah Charbonneau, qui était l’une des deux seules femmes parmi les 14 étudiants de sa cohorte à l’ENH.

En tant que jeune diplômée, Anne-Sarah Charbonneau a l’impression que les interactions entre les femmes et les hommes en humour évoluent pour le mieux.

PHOTO ARIANE FAMELART, TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK DU WOMANSPLAINING SHOW

Anne-Sarah Charbonneau, coanimatrice du Womansplaining Show

On apprend tellement d’affaires : le consentement, le respect. Il y a une prise de conscience, il y a quelque chose qui change et ça fait du bien.

Anne-Sarah Charbonneau

« C’est mieux maintenant, oui, acquiesce l’humoriste Emna Achour. Mais c’était tellement de la bouette avant que même si c’est mieux, il reste encore de la bouette. Les listes qui circulent et les dénonciations, elles sont bien là. J’ai choisi dans la vie d’être une personne qui croit les victimes. Il y a encore beaucoup de noms qui sont là, et ces personnes continuent de faire leur vie comme si de rien n’était. »

Sur Instagram, RadicAlice a récemment publié une courte vidéo qui fait image. Elle y explique que le milieu de l’humour ressemble à un vieux frigo qui pue. « Mais on sort juste un pot de pickles par année ! À ce rythme-là, ça va être long. […] Il faudrait enlever toutes les tablettes et faire un ménage systémique », plaide-t-elle.

Mais pas question, en 2022, que seules les femmes portent les gants de caoutchouc et plongent les mains dans l’eau sale. « La responsabilité revient toujours aux victimes, dit RadicAlice. Les témoins, les organisateurs de soirées, les producteurs, les animateurs, les bookers, c’est quoi, leur responsabilité à eux ? Personne n’a cette réponse-là. »

Consultez la page Facebook des Allumettières Consultez la page Facebook du Womansplaining Show

Quelques pistes de solution

  • Guichet unique pour accueillir les dénonciations
  • Code de conduite clair et politiques proactives contre le harcèlement de la part des diffuseurs
  • Sensibilisation et éducation auprès des humoristes masculins
  • Présence d’au minimum deux femmes dans chaque évènement
  • Soutien financier pour de l’aide psychologique aux victimes
  • Protocole de réhabilitation des agresseurs

Il est à noter qu’en 2018, dans la foulée de la sortie des Courageuses contre Gilbert Rozon, Juripop a mis sur pied le centre de ressources L’Aparté, qui offre de l’accompagnement juridique aux personnes qui font l’objet ou ont été témoins de harcèlement sexuel et psychologique dans le milieu de la culture.

Consultez le site de L’Aparté

Des blagues qui ne passent plus

Les trois organisatrices de soirées d’humour interviewées par La Presse souhaitent offrir un « safe space » autant dans les coulisses que sur la scène, dans la teneur des blagues. Au Snowflake Comédie Club, les propos grossophobes, transphobes, homophobes, sexistes ou racistes sont proscrits, sous peine de silence glacial, voire d’expulsion après un premier avertissement. « On ne parle pas de censure ici, mais de dignité », soutient RadicAlice, qui déplore une résurgence de gags du type « ma blonde est conne ». Aux poubelles, les soirées d’humour trash ? « Non, précise la jeune autodidacte. Mais il faut s’assurer que le public est consentant. » Selon Anne-Sarah Charbonneau, du Womansplaining Show, tous les sujets sont matière à rire, pourvu que la posture soit empathique. « Ça se sent, un regard qui n’existe pas pour rabaisser, mais qui est curieux, intéressé. C’est l’angle qui change tout, et je pense qu’il y a des angles qu’on ne devrait plus emprunter sur scène, parce qu’ils font mal. »