Dépités, Pierre Légaré et Gilbert Dumas se consolaient ce jour-là devant un hamburger, après une réunion décourageante avec l’équipe d’une émission de télé qu’ils avaient conçue. Entre deux bouchées, Pierre lance à son ami : « Dumas, comparativement à pire, on vit un très beau moment. »

Si Yvon Deschamps a été le sociologue du rire québécois, et Sol, son poète, Pierre Légaré en était le philosophe. Toujours à la frontière de l’illumination et de l’esprit de bottine, l’humoriste savait contempler l’existence par la lorgnette d’une sorte de carpe diem, mêlé de gros bon sens, que lui avait inculqué son enfance dans les rues rugueuses du quartier Sacré-Cœur à Iberville, fusionnée depuis à Saint-Jean-sur-Richelieu.

« Je dis tout le temps qu’il était twisté dans la tête. Il avait une façon de regarder la réalité différente de la plupart du monde », confie avec beaucoup d’affection Gilbert Dumas. Le comédien a signé la mise en scène de tous les spectacles de son regretté grand chum, mort à 72 ans, le 5 octobre dernier.

Quand j’avais un problème, j’appelais Pierre, et il me disait : “As-tu pensé à juste changer ta chaise de place ?” Le psychologue était tout le temps là et il ne t’envoyait pas la facture après.

Gilbert Dumas

Fils d’un père réparateur de fournaises et d’une mère qui s’est échinée en usine (et qui a aujourd’hui 98 ans), Pierre Légaré devient psychologue moins par choix que parce qu’il avait été refusé en droit. L’aînée de ses trois enfants, Manuelle Légaré, a découvert récemment une chemise contenant des dizaines et des dizaines de textes, dont plusieurs inédits, et certains consignés sur du papier à en-tête de l’Université de Sherbrooke, l’alma mater de son paternel. S’y cachaient aussi des paroles de chansons de son groupe de jeunesse, Blanc Deuil, au sein duquel il a chanté et joué de la guitare à partir de l’âge de 15 ans (exemple de titre : Blind date à mélasse).

PHOTO FOURNIE PAR MANUELLE LÉGARÉ

Pierre Légaré en compagnie de sa fille Manuelle

Pierre Légaré se joint à la petite équipe de la populaire émission de CKAC Le festival de l’humour en 1980 et mène de front les deux carrières – psychologue en milieu scolaire et auteur comique – pendant plusieurs années, quitte à écrire à partir de 4 h chaque matin et à carburer au café instantané carabiné.

C’est la cheffe scripteuse de l’émission, Louise Bureau, qui l’accueille et devient sa mentore. « Pierre, c’était un sage. Un sage qui avait de l’humour. Parce que des fois, les sages sont plates. Mais pas lui », se souvient la dame de 85 ans, qui cédera son poste à son poulain en 1987.

Celle qui se faisait surnommer « la mère Bureau » évoque un quatuor de comédiens (Louis-Paul Allard, Roger Joubert, Pierre Labelle et Tex Lecor) à l’ego considérable. « Si les p’tits gars n’aimaient pas un texte, ils faisaient une boule et le lançaient dans le fond de la pièce. Moi, ça me choquait, mais Pierre, dans ce temps-là, me regardait avec ses petits yeux en voulant dire : “Oublie pas qu’ils ont plus besoin de nous que nous d’eux. Si on n’est pas là, ils n’ont pas de job.” »

« Faut t’écoutes »

Pierre Légaré a 40 ans lorsqu’il met de côté son emploi de psy afin de tenter sa chance sur scène, un geste « gutsy au boutte », dixit sa fille Manuelle, compte tenu non seulement de son âge, mais aussi de sa relative inexpérience des planches. Dans un local d’un centre communautaire de Saint-Henri, il répète avec Gilbert Dumas ce qui deviendra Recherchez Légaré, son premier spectacle composé de monologues qui percent le rideau des apparences et qui mobilisent la caboche de ses spectateurs, contrairement aux blagues salées qu’il se plaisait à raconter au quotidien, notamment au concierge du centre communautaire en question.

« Le spectacle a fini par passer à Super Écran, se rappelle Dumas, et quand on est retournés là-bas pour créer son deuxième spectacle – sa deuxième thérapie, comme il aimait dire –, le concierge qui était habitué d’entendre Pierre raconter de la grosse joke vient le voir, tout fier de lui annoncer qu’il avait vu son show. Pierre lui réplique : “Pis, t’en as pensé quoi ?” Le gars avait répondu : “Faut t’écoutes, han ?” Pierre et moi, on était à terre tellement on avait trouvé ça drôle. Mais effectivement, il avait raison. Pierre s’adressait au cerveau. Fallait que t’écoutes. »

Après quatre spectacles et une décennie de triomphe au sein d’une industrie de l’humour dont il aura grandement contribué à l’essor, Pierre Légaré quitte la route au début du millénaire, une décision que cimente un cancer de la vessie en 2007.

Il se permet un bref dernier tour de piste en 2008, pour Les Parlementeries, un format qu’il avait conçu.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Daniel Lemire, Pierrette Robitaille et Yvon Deschamps rafraîchissent la coupe de Pierre Légaré, en prévision des Parlementeries de 2008.

« En 2007, le médecin le donnait pour mort », précise Manuelle Légaré, mais son père avait retrouvé la pleine santé et demeurera actif jusqu’à quelques mois avant de succomber à un autre cancer, qu’il avait préféré ne pas tenter de soigner, trop bien instruit de la souffrance que des traitements supposeraient. L’artiste chevauchait encore régulièrement sa moto, n’était abonné à aucun réseau social, ne possédait pas de téléphone cellulaire et déclinait toute sollicitation médiatique, bien qu’il acceptait d’offrir ses lumières aux jeunes comiques qui le joignaient.

« Je pense qu’il en a eu assez d’être éloigné de la maison, souligne sa fille. Il avait tellement travaillé. Il n’a pas pris la décision de se retirer de façon amère, mais je pense aussi qu’il avait une peur de ne plus être pertinent. Il ne voulait pas voir à quel point il avait été influent. Il voulait même qu’on se débarrasse de ses archives personnelles, il ne leur voyait aucune valeur. Et tout ça me mettait parfois en colère. Je lui répétais : “Tu as encore quelque chose à dire.” Mais j’ai appris qu’il fallait respecter sa décision. »

Ralentir la Terre

Lequel de ses spectacles le représente le mieux ? Rien, répond Manuelle Légaré. Dans cette ultime tournée, récompensée par trois Olivier et un Félix, Pierre Légaré dresse l’inventaire de ses peurs, métaphysiques ou microscopiques, et de ses doléances contre ce qu’il appelait le troupeau, expression qu’il employait afin de désigner cet instinct tragiquement humain d’emboîter le pas à qui gueule le plus fort.

Autour de la 50e minute de ce seul en scène, après avoir beaucoup tempêté, Pierre Légaré se ressaisit. « Quand c’est toutte mêlé icitte », raconte-t-il, en pointant sa tête, « ce que je fais, c’est ça. » Puis le monologuiste, pieds en position de cowboy, se livre à un étrange mouvement de bassin, comme s’il donnait une poussée à quelque chose. Public interloqué. « La Terre tourne dans ce sens-là. Je la fais aller plus vite », finit-il par expliquer, en provoquant bien sûr l’hilarité. « Et quand c’est le fun, quand je suis ben, quand j’aimerais ça que ça dure plus longtemps, je la ralentis. »

« Je retrouve cette chose partout dans ses textes : il avait vraiment la capacité de saisir le moment présent, dit Manuelle. Il ne glissait pas sur la vie, même s’il avait un très grand monde intérieur et que c’était parfois difficile pour lui de nous y emmener. Il était tellement dans sa tête. Il était avec nous autres, mais il était tout le temps dans sa tête. Je vois encore son sourcil qui se lève. Il venait d’observer quelque chose, et il fallait qu’il aille le noter. »

Un matin, alors qu’il dépose sa fille au travail, Pierre Légaré pointe le ciel, particulièrement beau : « Ça, Manu, ça va être notre ciel à nous », lui annonce-t-il. « Il avait des insides comme ça avec tout le monde. » Pierre Légaré finissait chacun de ses appels téléphoniques en prononçant les deux mêmes mots : Take care.