Le Bordel Comédie Club affiche complet jusqu'à la mi-juin. Depuis maintenant deux ans, l'établissement mis sur pied par François Bellefeuille, Louis-José Houde, Mike Ward, Martin Petit, Laurent Paquin et Charles Deschamps permet au public de voir de grands noms de l'humour et des artistes de la relève sur la même scène. Coup d'oeil sur l'initiative qui révolutionne  le petit monde de l'humour.

« Bordel, tu viens de vivre la mort d'une idée », lance François Bellefeuille au public du Bordel Comédie Club, tout en déchirant l'une des pages du cahier de notes de son prochain spectacle.

Pour l'humoriste et copropriétaire des lieux, l'ouverture du Bordel a sans contredit changé sa manière de travailler.

« J'ai une nouvelle manière de roder. Je viens tellement souvent au Bordel que j'ai même pensé au choix du cahier pour que les pages se tournent bien ! Je me permets d'essayer plus d'affaires, d'aller plus loin et surtout de me tromper. J'ai l'impression que je vais dépasser mes limites, que je ne vais pas rester dans mon carré de sable. C'est très important pour un artiste, je crois », confie-t-il à La Presse en sortant de scène.

De retour dans la loge située au premier étage pour réécouter sa performance sur son iPhone, François Bellefeuille raye, réécrit ou repositionne ses blagues couchées sur papier en fonction des réactions du public.

« C'est le fun, car je peux voir le résultat de mes changements tout de suite. Avant le Bordel, c'était rare de pouvoir jouer plus d'une fois par soir. Je devais faire le déplacement, attendre sur place et reprendre la route... Maintenant, je suis encore dans l'énergie pour faire mes changements », précise François Bellefeuille.

« Le moment où je suis le plus créatif, c'est souvent en sortant de scène, car je suis encore plein d'adrénaline et toujours dans mon personnage de scène. »

Une méthode de travail qu'affectionne aussi Louis-José Houde, enfermé dans un petit bureau de la loge pour modifier ses textes lors de notre visite des coulisses du Bordel.

« Ce soir, il y avait un six minutes dans le milieu du numéro que je n'avais jamais fait. J'ai réécouté ça et pour 22 h, je vais modifier de petites affaires », explique-t-il d'entrée de jeu.

Une réalité à mille lieues de celle que l'humoriste a connue à ses débuts, à la fin des années 90. « Quand j'ai commencé, tout ça existait, mais pas à Montréal. Tu devais faire 1000 km dans la semaine pour roder un numéro de 15 minutes quatre ou cinq fois. Il n'y avait pas de place créée juste pour ça, sauf Chez Maurice à Saint-Lazare, qui est un bar à spectacles. Avec le Bordel, on a créé du temps de scène. Depuis janvier, je fais de trois à six spectacles par semaine », précise Louis-José Houde.

« Le Bordel m'aura permis de tester une plus grande quantité de matériel que pour mes trois précédents spectacles. Ça va très vite, j'en accumule beaucoup et je vais pouvoir choisir », conclut l'humoriste juste avant de remonter sur scène.

Multigenre, transgénération

Chaque soir sur la scène du Bordel se côtoient pendant 90 minutes cinq humoristes confirmés et débutants, mais surtout une variété impressionnante de styles d'humour. Une dynamique qui profite aux plus jeunes autant qu'aux vieux routiers de l'humour que sont Laurent Paquin, Martin Petit, Mike Ward ou Louis-José Houde. « Comme artiste, il faut se garder vivant, voir ce que les jeunes font, indique ce dernier. Ça t'empêche de t'asseoir sur tes affaires et juste écrire un autre spectacle dans ton petit monde. »

« Quand tu es parti en tournée trois ou quatre ans, je trouve ça sain comme auteur de voir ce qu'un humoriste de 25 ans a à dire aujourd'hui. C'est enrichissant pour tout le monde, en fait. »

C'est dans cet esprit transgénérationnel et multigenre que François Bellefeuille a lancé l'idée que tous les humoristes touchent le même cachet, peu importe leur notoriété.

« J'avais envie de réunir des humoristes de tous les horizons, autant grand public que plus niché. Le Bordel est pour les fans d'humour en général. Je suis d'une génération d'humoristes qui a longtemps rushé dans les bars avant de commencer. Les gens n'étaient pas intéressés à la relève... L'émission En route vers mon premier gala est arrivée et les médias ont commencé à faire des articles sur des jeunes qui n'ont pas beaucoup d'expérience. Le Bordel fait partie de cette manière de voir l'humour », explique François Bellefeuille.

Directrice générale et fondatrice de l'École nationale de l'humour, Louise Richer considère quant à elle l'établissement de la rue Ontario Est comme une étape importante de l'histoire de l'humour. « Le Bordel fait sa marque dans l'histoire en termes d'émulation, au même titre que la création de la LNI, de Juste pour Rire, des Lundis des ha! ha! et de l'École nationale de l'humour », lance-t-elle.

« Avant, dans les bars, le "vétéran" arrivait à la fin du spectacle et s'en allait aussitôt, car il se faisait déranger. Au Bordel, ça réchauffe bien une salle, un Louis-José Houde avant toi, disons ! », affirme Maude Landry, humoriste de la relève.

« On vit une belle époque. Avant, il y avait quelques humoristes confirmés qui osaient à l'occasion aller dans les bars. Maintenant, un Jean-Michel Anctil vient au Bordel roder ses blagues. C'est inspirant pour les jeunes de voir ces vieux routiers casser [leur matériel] et parfois rater un gag. Et les plus vieux sont impressionnés par la rapidité des plus jeunes », observe quant à lui Louis T.

Le confort du stand-up à l'américaine

Le Bordel a radicalement amélioré les conditions de travail de nombreux artistes, habitués à jouer dans des bars dont l'humour n'est pas la vocation principale.

Pour Maude Landry, humoriste âgée de 25 ans qui s'est fait un nom dans les soirées organisées dans les bars, jouer au Bordel quatre soirs par mois représente toute une occasion de carrière.

« Le Bordel nous apporte le meilleur décorum. On y retrouve tout ce qu'il manque dans un autre bar : la scène est au bon endroit, le son est parfait et les numéros sont chronométrés, dans la tradition du stand-up américain. Si quelqu'un parle pendant le spectacle, il va se faire avertir par le videur », explique Maude Landry, qui a vécu des expériences bien plus ardues par le passé.

« Parfois, dans les bars, c'est comme jouer dans une garderie : on ne fait pas notre travail, car on est trop occupé à faire taire le monde ! »

L'accès à un espace de travail au premier étage contribue à optimiser l'efficacité des humoristes venus se produire au Bordel. « Dans le temps du Pub Saint-Ciboire, tu avais le choix entre une ruelle et des toilettes dégueulasses pour aller te réfugier pour travailler tes textes ! », se rappelle François Bellefeuille.

Pour l'amour de l'humour

À peine remis de sa première médiatique montréalaise qui avait lieu la veille, Louis T était déjà de retour sur la scène du Bordel. 

« J'ai de nouvelles idées que je veux exploiter. J'ai encore plein de choses à dire et je vais passer tout l'été au Bordel à écrire du nouveau matériel. Ça va peut-être donner un numéro de gala Juste pour rire ou me permettre d'ajouter des choses en rappel de mon show. Et surtout, je veux toujours être sur une scène », explique Louis T, qui a entièrement écrit au Bordel son numéro sur l'autisme que l'on retrouve dans son spectacle Objectivement parlant.

« J'avais eu mon diagnostic en septembre et il fallait que j'en parle. Cette fois-ci, j'ai osé partir de rien », se rappelle-t-il.

« Le Bordel a rehaussé l'humour dans les bars, qui est maintenant à mi-chemin avec l'humour en salle. Je rode à 80 % au Bordel, et 20 % dans les autres bars », explique l'humoriste.

Grâce à son public très hétéroclite, le Bordel permet également de réunir une centaine de personnes, un échantillon assez représentatif du public présent dans les salles de spectacle du Québec.

« Dans les bars, la moyenne d'âge est entre 18 et 25 ans. Le Brouhaha est plus universitaire, l'Abreuvoir, un peu plus jeune et certains sujets comme Tinder vont mieux fonctionner. À chaque bar son type d'humour. Mais au Bordel, tu as un échantillon idéal », remarque Charles Deschamps, humoriste et copropriétaire de l'établissement.

« Le Bordel est un espace de création où les balises ne sont pas strictes contrairement aux bars, désertés par des artistes comme Jean-Thomas Jobin et de nombreuses filles, qui ne sont pas propices à affirmer la diversité », précise quant à elle Louise Richer. 

Véritable habitué des lieux, Louis T voit au Bordel bien plus qu'un lieu de travail : c'est également là que les humoristes peuvent décompresser et échanger à propos du métier.

« Je viens même quand je ne suis pas en spectacle ! C'est rendu le siège social des humoristes », conclut Louis T.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, LA PRESSE