Arcade Fire, supergroupe montréalais qui fait l'objet d'un culte auprès des fans d'indie rock de la planète entière, se produit pour la première fois sur une grande scène locale. Sa participation à Osheaga, ce soir, survient à quelques jours de la parution, mardi, de son troisième album, The Suburbs. «Les banlieues constituent un point de départ», dit Régine Chassagne, à propos de cet album relativement sobre, axé sur les textes. Voyons où elles mènent.

Souriante et courtoise, Régine Chassagne sirote un expresso dans une terrasse du Centre-Sud en ce superbe mardi de juillet. Il fait chaud, il fait soleil, il fait bon. Un vent fort balaie l'humidité... mais pas tout à fait la distance qui sépare Arcade Fire de la chose médiatique.

Force est de constater que la musicienne, chanteuse et auteure-compositrice pratique rarement ce sport de l'interview, qui consiste à discourir sur son travail. Et celui de son fameux band, de loin le plus populaire sur la planète indie à provenir de Montréal. Les explications ne coulent pas de source mais finissent par émerger de ce sourire, de cette courtoisie. On tentera de saisir, on aidera à émonder.

Alors? Quittons virtuellement le Centre-Sud, partons avec Régine vers la périphérie urbaine pendant cette heure de conversation. Nous verrons bien où ça mène.

«La banlieue texane et la banlieue québécoise, pose la musicienne, ça se ressemble finalement. C'est quand même l'Amérique. Même si les cultures dont nous sommes issus sont vraiment différentes, l'espace de la banlieue transcende les cultures et procurent des expériences similaires. Je n'ai pas grandi au Texas comme Win, je n'y connais pas grand-chose, je viens de la Rive-Sud de Montréal mais... Des choses s'y ressemblent.»

Pour le couple que forment Régine Chassagne et Win Butler, acteurs cruciaux d'Arcade Fire comme on le sait, l'événement déclencheur fut le suivant:

«Il y a à peu près deux ans, Win a reçu la lettre d'un ami de longue date, qui était toujours au Texas, il lui avait envoyé une photo de lui avec sa petite fille sur ses épaules, debout dans centre d'achat. À Win, ça a entraîné des flashbacks. Ça lui a fait voir comment les choses changent pour certains et ne changent pas pour d'autres. Puis nous avons a fait ensemble un voyage dans le Sud, du Texas à la Louisiane, nous sommes allés voir où Win habitait. Puisqu'il n'a plus vraiment de famille là-bas, puisque ses parents sont partis ailleurs, il a réalisé que les gens font les lieux. C'est pareil pour moi; ma famille s'est dispersée depuis que j'ai grandi à Saint-Lambert.»

Planter le décor

Ainsi, la banlieue nord-américaine est le décor. Stationnements, voitures et bungalows constituent la trame de fond de ce troisième album d'Arcade Fire. S'y déclinent émotions, réflexions, chroniques de vie.

« Même si le décor n'y est pas très glamour, émergent des histoires d'amour, des drames, des moments de désespoir, des choses plus profondes... De grandes histoires peuvent se passer dans ces petits lieux.»

The Suburbs, la chanson-titre de l'album et la première des 16 à figurer au menu, fut l'une des premières à émerger du processus de création.

«On ne savait pas alors que ça deviendrait le sujet principal, raconte Régine. Il avait plusieurs plats sur le feu on ne savait pas lequel serait prêt. Lorsque cette chanson est sortie, il est devenu évident que ce serait le sujet principal. Les 16 chansons de The Suburbs font partie du même univers, au bout du compte. Il y en a beaucoup, pour un seul album, mais il nous importait qu'elles sortent toutes en même temps.»

«Plusieurs fragments de The Suburbs, indique-t-elle en outre, rejaillissent dans les autres chansons. Plusieurs chansons se complètent, a-t-on découvert en cours de création. L'une peut être une réponse à une autre. Assez rapidement, on a réalisé que The Suburbs et Ready to Start allaient ensemble. Half Light I et II, Sprawl I et II, etc. Ces chansons peuvent être vues comme scènes de film. Dans cet album, il y a quelque chose d'assez cinématographique. Nous n'y prenons pas partie, nous ne sommes ni pour ni contre la banlieue. Le contenu de nos chansons est plus descriptif. Après tout, c'est de là qu'on vient. C'est ça qui est ça. Tu ne peux refaire ton passé.»

Sobriété dans la réalisation

Des trois albums d'Arcade Fire, The Suburbs est le plus sobre, pour ne pas dire le moins spectaculaire. Le texte, croit Régine Chassagne, a peut-être déterminé le son de cet album coréalisé avec Markus Dravs et arrangé par Owen Pallett.

«Parce que les chansons sont moins métaphoriques et parlent de chose plus concrètes, ça a déclenché des images sonores plus claires. Dans Neon Bible, on trouvait beaucoup plus de métaphores (black mirror, black waves, bad vibrations, etc.) alors qu'ici on parle de voitures, de centres d'achat, de stationnements. Ça nous a peut-être menés à concevoir les arrangements de manière différente.

«En fait, nous nous sommes autorisés à en mettre quand on pensait qu'il fallait en mettre et d'en enlever lorsqu'il nous semblait indiqué de le faire. Seize chansons jouées à fond la caisse? Ce n'aurait pas été évident de toutes les charger. Ce fut un beau défi que de trouver les différentes couleurs de chaque tableau. Et, vu que les sujets sont plus concrets et moins métaphoriques, ça a requis des arrangements différents. Toujours inspirés des paroles.

«Dans Sprawl II, par exemple, nous avons essayé de recréer l'impression d'un boulevard qui n'en finit plus de s'étaler, et sur lequel on cherche à trouver de petits morceaux de vie. Ainsi, on peut y entendre beaucoup de synthétiseur, c'était approprié. Je n'aurais pas imaginé des violons dans cette chanson!»

Empty Room, une des plus musclée de ce troisième album, s'est bouclée rapidement. «Je jouais sur un clavier un échantillonnage de cordes en staccato et ça a créé un effet bizarre. Win m'a alors suggéré de continuer, il a joué la basse. En cinq minutes, nous avions la base de cette chanson. C'est vraiment mystérieux, la création! Owen Pallett a fait l'arrangement ensuite. J'adore travailler avec lui. Je sais qu'il joue aussi samedi à Osheaga, il est fort possible qu'il se joigne à nous sur scène. Vous savez, il fait pratiquement partie d'Arcade Fire. Il est dans la famille élargie.»

Le privé et le public

Et comment maintient-on une famille élargie, Régine Chassagne? Particulièrement lorsque le groupe devient tête d'affiche de grands festivals en plein air, se produisant ainsi devant des dizaines de milliers de personnes?

«De prime abord, nous sommes des amis. Toutes nos décisions en tant que groupe se fondent sur cette amitié. Chacun se préoccupe du bien-être de l'autre. Quand les choses deviennent bizarre ou exaltantes, nous pouvons partager ces expériences. Cette amitié aide beaucoup à la solidité d'Arcade Fire.»

Vous vous imaginez bien qu'on en saura peu sur la famille de Régine Chassagne et de Win Butler. On saura que la mère haïtienne de Régine a grandi à Jérémie, son père à Port-au Prince et Pétionville. Que sa mère est décédée, que son père a été professeur de mathématiques et qu'il n'habite plus Saint-Lambert, que sa famille est dispersée. Que la famille de Win a quitté la banlieue de Houston où il a grandi. Et que Régine, Win et tous les membres d'Arcade Fire n'ont pas l'intention de quitter Montréal de sitôt.

«Très attachés? Ah oui. Chaque fois que j'y reviens, c'est tellement clair. Montréal réunit tout ce que je suis devenue. Win aime cette ville autant que moi, il me dit souvent que Montréal est son hometown». On ne peut pas présumer de l'avenir, mais il y a un attachement très profond, c'est clair.»

Lorsqu'on aborde le sujet de la relation qu'entretient Arcade Fire avec le monde des médias, Régine s'en tient à des considérations générales.

«Nous sommes heureux quand nous sommes capables de faire notre musique. L'objectif est de continuer à nous concentrer sur notre musique, pas nous laisser distraire. À l'époque, nous ne parlions pas aux médias québécois? Quand il y a un nouveau band comme Arcade Fire, tout le monde te saute dessus...»

Les interviews au compte-gouttes accordées aux médias locaux ne résultaient donc pas d'une stratégie médiatique concertée. «Il n'y avait pas de plan, allègue Régine. Des réflexes spontanés? Oui, j'imagine... Nous n'avions pas de stratégie, mais nous savions où nous ne voulions pas aller. Nous ne voulions pas que notre vie tourne en cirque. Bien sûr, je suis heureuse de vous présenter ce nouvel album mais, honnêtement, j'ai commencé à vouloir m'adresser aux médias locaux à cause d'Haïti.»

Au Festival d'été de Québec il y a deux semaines, on a parlé amplement de l'organisme humanitaire KANPE, se consacrant à éradiquer cette pauvreté extrême en périphérie de Port-au-Prince. L'après-midi précédant le passage d'Arcade Fire sur les Plaines, Régine a participé à une conférence de presse afin de lancer cette fondation dont elle fait partie du conseil d'administration. «Outre les dons, depuis, nous avons reçu beaucoup de propositions de bénévolat. Nous nous appliquons à structurer tout ça», indique-t-elle.

Régine Chassagne est très préoccupée par l'avenir de la société haïtienne, ses parents et grands-parents y ont vécu. Cela étant, sa connaissance de la culture haïtienne d'aujourd'hui semble se limiter à ses antécédents familiaux:

«La vie haïtienne chez moi, c'était surtout à travers les réunions familiales, très rarement dans les événements communautaires. À Saint-Lambert, ma communauté, c'étaient mes amis. Mon enfance et mon adolescence se sont plutôt passées avec des Québécois.»

On ne cherchera pas à en apprendre davantage. Ainsi se dressent les limites d'Arcade Fire entre les espaces public et privé.

«C'est important, martèle Régine Chassagne. Il faut avoir une vie assez authentique pour être capable d'exprimer des choses vraies. Si ton existence consiste exclusivement à faire du showbiz, de quoi peux-tu alors t'inspirer?»



Arcade Fire se produit au festival Osheaga ce samedi, 21h30. L'album The Suburbs sera lancé officiellement mardi.