Devant une salle comble aux Nuits d'Afrique, Emel Mathlouthi a fait grimper sa cote. Voix magnifique et puissante, aura de passionaria, profil de l'égérie de la rébellion tunisienne, femme libre du monde arabe, femme laïque, femme déterminée, citoyenne du monde, citoyenne d'aujourd'hui.

Au cours de ce spectacle généreux qu'elle a décliné en deux parties au Cabaret du Mile-End mardi soir, la jeune trentenaire a interprété une large part de son très bel album Kelmti Horra, qui signifie Ma parole est libre et dont les chansons s'inspirent surtout de la noirceur pré-révolutionnaire en Tunisie.

Entre autres titres au programme, on a reconnu Ethnia Twila (la route est longue... avant de recouvrer la liberté), Houdou'on (calme froid et malade sous la dictature), Dhalem (la peur du tyran qui dégénère en peur stupide de tout), Ya Tounes Ya Meskina (la pauvreté des moyens en Tunisie), Yezzi (assez, ça suffit!), Ma Lkit (je n'ai trouvé que faire et que dire... face au désespoir à Gaza), Stranger et autres chansons originales auxquelles elle ajoute des reprises de Jefferson Airplane (White Rabbit) et de Leonard Cohen (Hallelujah).

Jusque là, tous les ingrédients semblent concourir au mélange idéal d'une chanson maghrébine visionnaire, phare de renouveau que gère une chanteuse magnétique. Ce récital serait le complément actualisé du folk engagé signé Emel Mathlouthi, observé l'automne dernier au Festival du monde arabe.

Or, les qualités de cet album (sous étiquette World Village) s'avèrent amoindries sur scène. Les esthétiques trip hop et dark wave qui y sont préconisées y rappellent davantage les années 90 que la période actuelle, si fertile en nouveaux influx électroniques: la chanteuse tunisienne (transplantée en France) semble ne s'en tenir qu'aux enseignements de Portishead, Massive Attack, Dead Can Dance, mouvances auxquelles elle colle un folk engagé et fort en mélodies.

Devant public, les arguments électroniques y apparaissent un peu datés (recherches de textures, prises de sons sur le terrain, etc.) et trop ténus. Les rythmes de synthèse n'y sont pas assez lourds, les lignes de basses fréquences n'y sont pas assez costaudes, les recherches texturales... un peu dépassées. Chose certaine, il eut été préférable de recruter un vrai batteur et un vrai bassiste, ou encore hausser le volume des propositions électroniques.

Très dynamiques dans l'album, les coups d'archets (violon, alto, violoncelle) sont réduits à un violoncelle un peu timoré (ou mal sonorisé); voilà un autre bel aspect de l'album qui perd de sa force. Pour ce qui est de la guitare électrique mise à contribution, elle pourrait être beaucoup plus éloquente; on en garde l'impression d'un jeu limité et d'un complément un peu faiblard de la guitare acoustique que gratte Emel Mathlouthi.

Quant à la coloration orientale de l'approche, elle sauve la donne: cette coloration se trouve surtout dans la langue, dans les inflexions mélodiques traditionnelles, dans la véracité et la puissance de l'expression vocale. On peut certes admettre que la voix et la parole de cette excellente chanteuse doivent rester devant l'orchestration qui les soutient, il manque néanmoins de viande autour de l'os lorsque son nouveau répertoire est joué en temps réel.

Après la lune de miel avec son public nouvellement acquis, il lui faudra y remédier.