«J'ai rencontré cette femme: la jeunesse est possible éternellement», a dit au public de Juliette Gréco Catherine Major, qui a fort bien mis la table pour la grande dame de la chanson française, samedi soir à Wilfrid-Pelletier.

Madame Gréco a 87 ans bien comptés, et si son sourire et la vigueur avec laquelle elle mord dans certaines des plus grandes chansons d'expression française nous le font oublier, on voit bien à sa démarche qu'elle a du vécu. Un vécu qu'elle met amplement à contribution dans son interprétation de chansons de Brel, mais aussi de Gainsbourg, Ferré et d'autres plumes moins célèbres, où il est souvent question du temps qui fuit inexorablement.

Quand Juliette Gréco monte sur scène, c'est toute une tradition de la chanson française aujourd'hui (presque) disparue qui revit. Il y a certes dans l'air un parfum de nostalgie dès l'intro musicale jouée par le pianiste Gérard Jouannest et l'accordéoniste Jean-Louis Matinier, mais à peine la frêle dame en noir apparaît-elle au fond de la scène et plonge-t-elle dans son théâtre en musique qu'on se laisse happer par la beauté des mots et la grandeur des sentiments livrés avec autant d'âme, de passion et de maestria.

Elle se plante derrière le micro, balance les bras et se lance dans la joyeuse Bruxelles, puis change complètement de registre le temps du Prochain amour, dans laquelle la fatalité des amours piégées ne parvient pas à étouffer le désir de succomber une autre fois. Puis c'est Amsterdam, magnifique d'intensité, comme il se doit pour quiconque ose s'attaquer à Brel.

Par respect, mais aussi sans doute un peu par tradition, elle présente chaque chanson en nommant son auteur et son compositeur, et il se trouve que son pianiste et compagnon de vie Gérard Jouannest a écrit bon nombre de ces musiques, et pas seulement celles de Brel. Elle jette fréquemment un oeil à son télésouffleur, et s'il lui arrive d'hésiter ou de trébucher sur les mots, elle les rattrape au lasso et continue de raconter ses histoires comme si de rien n'était. Il arrive aussi que sa voix soit noyée par la musique de ses camarades, mais quand bien même quelques mots nous échappent, on ne perd pas pour autant le fil de son récit.

Chacune de ces chansons est une petite pièce de théâtre dans laquelle des personnages s'animent. Ces personnages, elle nous les donne à voir, comme dans Les vieux, dont elle annonce en rigolant «la suite», Le tango funèbre, qu'elle dit plus qu'elle ne le chante sur un ton moqueur. Elle passe également de la chanson coquine Déshabillez-moi, qu'elle s'excuse presque de chanter encore, à la gravité d'Avec le temps de Ferré.

Sur scène, Juliette Gréco ne peut compter sur les arrangements de Bruno Fontaine, dont les cordes installent si bien l'ambiance de Ces gens-là sur le disque Gréco chante Brel. Qu'à cela ne tienne, cette chanson qui la terrorise devient carrément un morceau de bravoure: la chanteuse transfigurée nous entraîne dans un moment de théâtre intense, dur, cruel presque, qui nous coupe le souffle.

Dès lors, telle une coureuse qui aperçoit le fil d'arrivée, elle hausse son jeu de quelques crans. Finies les hésitations. C'est La chanson des vieux amants, magnifique, puis «le petit dialogue avec la mort» de J'arrive, bouleversante. Elle demeure sur scène pendant que le public l'ovationne, puis Jouannest joue les premières notes de Ne me quitte pas, et on entend des spectateurs s'émouvoir. Dans sa bouche, ce grand texte n'a plus rien d'une démission.

Puis elle quitte la scène côté jardin, lentement, et revient saluer deux fois, soufflant un baiser au public montréalais qu'elle fait mine d'enlacer dans ses bras.

Était-ce la dernière fois? Je n'ose pas parier sur cette éventualité.