Le FTA a failli ne pas pouvoir présenter Des arbres à abattre, du grand metteur en scène polonais Krystian Lupa. Le codirecteur du festival, David Lavoie, a sauvé la mise in extremis en se rendant en Pologne. Selon Krystian Lupa, une « guerre culturelle » a lieu dans son pays. La Presse+ lui a posé des questions par courriel avec l'aide d'une traductrice.

Vous avez dit que Des arbres à abattre exposait la situation culturelle actuelle en Pologne. Les différends avec le directeur du Teatr Polski qui ont nui au spectacle sont-ils du même ordre ?

On pourrait qualifier de guerre culturelle ce qui se passe en Pologne aujourd'hui. Le camp au pouvoir souhaite que l'on procède à une redéfinition en profondeur de la culture et, à la manière d'autres dictatures, que celle-ci se mette à son service, qu'elle transmette des valeurs nationales et chrétiennes.

L'art indépendant est dénoncé comme une idéologie de gauche néfaste qui exécute des manoeuvres mafieuses contre les valeurs traditionnelles polonaises. Ce qui se passe en Pologne en ce moment, c'est exactement ce dont parle Thomas Bernhard dans Des arbres à abattre  [roman de 1984 dont la pièce est une adaptation] : on tente avec cynisme d'acheter les artistes, et le Teatr Polski de Wrocław en est un tragique exemple. Ceux qui ne se soumettent pas à la vision imposée par le directeur, ceux qui persistent à lutter pour retrouver le statut artistique du théâtre, sont mis à la porte et remplacés par un groupe de loyaux défenseurs des valeurs traditionnelles.

Comment voyez-vous l'avenir de la culture et de la liberté d'expression en Pologne ?

Le niveau d'exacerbation de cette guerre culturelle, le primitivisme et le cynisme avec lesquels le pouvoir tend vers ses objectifs, l'anéantissement de toute possibilité de dialogue et des standards interdisent l'optimisme. La seule chose qui le permette, c'est la position de la grande majorité des artistes et des amateurs d'art. La résistance s'intensifie, les groupes d'artistes et l'opposition se consolident. On vient tout juste de créer la Guilde des metteurs en scène - organisme dont le but est de défendre un théâtre libre face aux forces qui le menacent.

Vous teniez à ce que ce soit les mêmes acteurs [congédiés par le Polski, mais embauchés par le FTA] qui présentent la pièce à Montréal. Pourquoi ?

On a construit le spectacle à partir d'expérimentations. Les personnages, qui sont les participants au souper artistique, sont nés d'improvisations pour lesquelles les acteurs se sont inspirés des membres du groupe Tonhof, dont parle Thomas Bernhard dans son texte. Tous les rôles ont été créés par leur interprète, et remplacer ceux-ci n'aurait pas été correct d'un point de vue éthique. Les acteurs que Morawski a congédiés sont aussi présents dans les images vidéo qu'on a filmées dans le but d'enregistrer les improvisations, ces événements uniques et étroitement liés à la conception du spectacle. Il est impossible de recréer ce processus avec de nouveaux comédiens.

On a l'impression d'être devant des personnages froids, presque monstrueux par moments, mais aussi d'entrer dans leur tête, leurs idées folles, mensongères...

Il est vrai qu'il s'agit d'un traité sur le mensonge et la folie humaine. Quand l'artiste ment, c'est d'abord à lui-même. Les gens, en se prostituant et en s'égarant dans leur quête de succès et de pouvoir, ne perdent pas pour autant leurs rêves. La dégradation de l'âme, qu'ils ne souhaitent pas et qu'ils sont incapables de reconnaître chez eux, ils la reprochent aux autres. La peur d'une catastrophe artistique est un ingrédient indispensable de toute démarche artistique. Le sentiment de non-accomplissement, l'amertume et l'intolérance, ce sont des maladies de la maturité artistique... L'artiste est une bête qui vit en général moins longtemps que la personne qui la porte. La mort de l'artiste à l'intérieur de quelqu'un est un processus mystérieux. Ce sont des choses qui bouillonnent dans le volcan de ce récit.

Pour avoir vu des productions de Maîtres anciens et Avant la retraite, aussi de Thomas Bernhard, on peut parler d'un regard très lucide sur notre monde, voire cynique, non ?

Cruel, oui, mais cynique, non ! Bernhard n'est pas cynique, même s'il lui est arrivé plus d'une fois d'adopter des positions qui l'étaient. Bernhard est un irréductible rêveur, quelqu'un qui refuse les compromis avec le mensonge omniprésent dans notre société. Bernhard exécute une cruelle vivisection, une mise à nu absolue au nom d'un inexorable instinct de vérité... Cette vérité est foncièrement subjective, mais comment la vérité humaine pourrait-elle ne pas l'être ? Bernhard provoque le lecteur afin qu'il lutte avec lui... Mais cette lutte a quelque chose de vivifiant.

La pièce parle précisément des artistes et de l'art. Est-ce que l'art peut encore jouer un rôle aujourd'hui ?

Tout l'espoir se situe dans les domaines où l'âme peut s'exprimer et qui ne se soumettent pas au processus de dépérissement et de dévalorisation des forces progressistes qui ronge la société polonaise. Et dans ce chaos, il nous apparaît avec une grande intensité à quel point l'art est indispensable, voire salutaire, pour beaucoup de gens.

Au Théâtre Jean-Duceppe vendredi et samedi. En polonais avec surtitres français et anglais. Durée : 4 h 40 min, avec entracte.

Traduction : Joanna Gruda