Les dramaturges libanais Rabih Mroué et Lina Saneh en sont à leur deuxième participation au FTA. Après une première escale à Montréal en 2005, les revoici avec un programme double qui aborde de deux façons bien originales les grandes déceptions du Printemps arabe.

Le spectacle-installation 33 tours et quelques secondes a été créé par Rabih Mroué et Lina Saneh dans la foulée du Printemps arabe. Leur point de départ: le suicide en 2011 d'un jeune militant des droits de la personne au Liban, un certain Diyaa Yamout (qui a bel et bien existé, mais dont il s'agit ici du nom fictif).

«Ce fait divers a soulevé un paradoxe, raconte Rabih Mroué: cet homme était un militant des droits humains suivi par beaucoup de gens. Un homme qui croyait en un monde meilleur et à une révolution non violente. En même temps, on a su qu'il préparait sa mort depuis trois ans...»

Ces détails ont été révélés dans une lettre que Diyaa Yamout a écrite avant sa mort. «Il disait que la vie était une grande prison, rapporte Rabih Mroué. Pour se libérer de cette prison, il ne voyait d'autre choix que de se tuer. Mais qu'est-ce que ça veut dire pour ceux qui croyaient comme lui pouvoir transformer la société libanaise?»

«Ce que le suicide de Diyaa Yamout a démontré, se désole Rabih Mroué, c'est que les progressistes comme lui (et nous) sont minoritaires. Ils sont dans la marge de la marge. Cette mort représente notre échec. La vérité est que le Liban est en proie aux fanatiques religieux et que les espaces de liberté s'amenuisent.»

La pièce sans acteur se passe dans la chambre du jeune homme. On voit notamment sa table de travail, sa bibliothèque et son ordinateur, qui est allumé. «Sa page Facebook est toujours active, explique le dramaturge. Il y a une narration qui nous fait le récit de sa vie et de sa mort.

«Ce n'est pas une installation qui cherche à comprendre pourquoi il s'est suicidé, poursuit Rabih Mroué. Ce serait une vaine entreprise. Ce qui est intéressant, c'est l'après. Les réactions à ce suicide. Ceux qui ont vu en lui un martyr par exemple. Chaque groupe de la société libanaise s'est servi de sa mort à ses propres fins.»

Violence «hors champ»

Dans The Pixelated Revolution, créée en 2012 à Beyrouth, Rabih Mroué s'intéresse aux images transmises sur les réseaux sociaux depuis le début de la révolution syrienne. Un spectacle qu'il qualifie de «conférence non académique». L'élément déclencheur: une vidéo où l'on devine la mort d'un vidéaste en train de filmer un sniper.

«D'abord un ami m'a dit: «les manifestants syriens sont en train d'enregistrer leur propre mort», explique Rabih Mroué. Quand j'ai vu la vidéo, j'ai fait des recherches sur l'internet et j'ai constaté qu'il existait plusieurs cas semblables. Je me suis demandé ce que ça voulait dire. Est-ce que le régime était en guerre contre les manifestants qui faisaient circuler ces images?»

Il faut savoir que durant la première année de la révolution, en 2011, les journalistes étaient absents de Syrie. «Les photographies et les vidéos des manifestants étaient les seules images qui faisaient contrepoids au régime d'al-Assad, explique Rabih Mroué. Des photos envoyées la plupart du temps avec leurs téléphones...»

«Ce qui m'intéresse, poursuit le dramaturge, c'est le contact visuel entre le tueur et sa victime. Ce contact se fait aussi avec la lentille de la caméra. C'est donc également un regard qui nous est destiné, en tant que spectateurs. Contrairement aux photos qui montrent des cadavres et des ruines, on ne voit pas grand-chose... Une caméra qui vacille avant de tomber, des bruits aussi bien sûr, mais c'est tout.»

C'est cette violence «hors champ» qui a interpellé Rabih Mroué. L'absence de victime dans le cadre habituel d'un appareil photo ou d'une caméra. «C'est comme pendant la guerre du Golfe, on voyait les images numériques des missiles, mais on ne voyait pas les victimes. Ça rend la mort presque fictive.»

Pendant une heure, Rabih Mroué montre ces images et ces vidéos qu'il a recueillies, tout en soulevant des questions sur ces victimes qu'on ne voit pas. «Il faut qu'il y ait une distance entre le public et les images projetées pour lui permettre de réfléchir. Sinon, l'horreur nous empêche d'avoir cette réflexion.»

Liberté relative

Dans une région aussi explosive que le Proche-Orient, est-ce que le théâtre peut être autrement que politique?

«Il n'y a pas moyen d'échapper à la politique, répond Rabih Mroué. Pour moi, le théâtre est toujours politique, surtout ici. Ça nous suit, malgré nous, bien sûr. Mais ce que je fais, c'est de soulever des questions, pas de mobiliser les gens pour faire une action politique. Même si je m'identifie clairement au camp des manifestants.»

Ses pièces sont-elles présentées au Liban sans difficulté? Rabih Mroué hésite avant de répondre. «On arrive à présenter nos pièces, mais dans de petits lieux et gratuitement. Pour les présenter en salle, il faut avoir l'autorisation du Département de la censure, et par principe, nous ne voulons pas demander la permission au gouvernement.»

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La pièce 33 tours et quelques secondes est présentée au Théâtre rouge du Conservatoire du 5 au 7 juin. Tandis que The Pixelated Revolution est présentée au musée McCord du 5 au 7 juin.