En 2003, il était venu chanter au défunt Cabaret Music-Hall du défunt Musée Juste pour rire, programme double de «nouvelle chanson française» présenté de concert avec Mathieu Boogaerts. Vincent Delerm n'est jamais revenu depuis, parce que les coûts pour la traversée des décors de (presque toutes) ses tournées subséquentes, essentiels au contenu narratif, étaient trop onéreux.

«C'est triste», dit le principal intéressé, joint à Paris, qui est prêt à tourner la page. Comme le suggère la première chanson de son nouvel album À présent, il a encore «la vie devant soi». Cette vie a 14 ans de moins, elle est néanmoins devant lui... bien que Delerm soit passé maître dans l'art de nous faire regarder en arrière.

Naguère associé à une vague de jeunes auteurs-compositeurs de l'Hexagone dont le texte retrouvait un rôle prépondérant dans la structure chansonnière, Vincent Delerm a depuis fait la démonstration de son talent pérenne, voire de sa capacité à creuser le sillon de ses prédécesseurs les plus éminents.

Homme de spectacle

Aussi ambitieuse que celle des tournées précédentes jamais venues au Québec, la scénographie de ce nouveau spectacle requiert des équipements plus légers et des outils numériques que l'on peut louer à Montréal - système de projection, tulle, etc. D'où la faisabilité de son nouveau spectacle en Amérique francophone.

«Je crois beaucoup plus aux spectacles qu'aux albums, estime notre interviewé. Ça occupe une beaucoup plus grande place dans ma vie ; chaque spectacle dure un an et demi minimum, alors qu'un album nécessite environ trois semaines. J'aime beaucoup faire des disques, mais ce pour quoi je me sens fait, c'est le spectacle. Je prends ça très au sérieux, d'ailleurs. Chacun de mes spectacles n'a visuellement aucun rapport avec les précédents.»

Très sérieusement, donc, il a signé seul la mise en scène de ce spectacle présenté aux Francos: «J'avais travaillé avec Macha Makeïeff pour l'avant-dernier, avec Aurélien Bory pour le précédent. Je faisais les choses seul auparavant et je suis retourné à ça. Au bout de trois minutes, on sait si ses propres idées sont bonnes ou pas. Avec un interlocuteur, on ne peut dire "Ah non! C'est nul comme idée..."»

Sans vouloir en vendre quelque punch, il révèle les contours de ce spectacle: «Nous sommes deux musiciens sur scène, tous deux aux claviers. Mon accompagnateur me ressemble un peu physiquement, il peut agir comme un double. Il est installé de l'autre côté de l'écran de tulle; on peut l'oublier par moments ou voir sur lui des choses projetées. Des éléments typographiques apparaissent aussi sur le rideau de tulle, ce qui peut créer un effet 3D.»

Vincent Delerm confie toujours craindre de rater un spectacle alors que rater un disque ne l'effraie pas. «Les gens sont là physiquement, on est responsable de ces gens qui sont là avec plutôt l'envie de vous aimer. Alors s'ils ne sont pas satisfaits de la soirée, ça devient vraiment un problème pour moi.»

Cela étant dit, le chanteur dit avoir atteint la phase de cette tournée où ses protagonistes ont le net sentiment que ça tient la route. «Pendant un long moment, on perfectionne, on change des choses. Maintenant, on veut simplement bien jouer. C'est assez agréable, en fait.»

Claviers au programme, donc. Très organiques, les musiques de chambre de l'album ne seront pas fidèlement reproduites, force est de déduire.

«Je n'ai jamais vraiment essayé de copier sur scène le son de mes albums, soutient-il. Ça me plaît de montrer que mes chansons peuvent se tenir autrement. J'aime aussi l'idée de revenir sur scène au noyau dur de la chanson.»

Le «noyau dur»

Parlons donc «noyau dur», soit l'angle Delerm dans la construction d'une chanson.

«Je veux une écriture qui donne l'impression de choses factuelles. Par un télescopage de souvenirs, par la succession de ces choses factuelles, on arrive à quelque chose d'émotionnel. Ça a toujours été ma manière de procéder. Je n'essaie pas de faire des phrases bouleversantes, j'essaie plutôt d'énumérer des choses qui, a priori, ne sont pas émouvantes. Or, à un certain stade, ces choses réunies par des mélodies, des harmonies et des arrangements finissent par toucher.»

Manifestement, Vincent Delerm ne juge pas la qualité d'une chanson dans la capacité du récepteur à en percevoir un sens direct.

«Souvent, fait-il observer, on se sent obligé de se questionner sur une chanson. "De quoi parle-t-il?", mais ce n'est pas ce qui fait l'intérêt d'une chanson. Un sujet apparemment banal peut donner un bien meilleur résultat qu'un grand sujet de société. Cela dépend plutôt de la manière de dire.»

Quand il a commencé, relate-t-il, certains lui ont dit: «C'est très quotidien, vos chansons.» Ce à quoi il rétorquait: «Eh bien, faites-en autant avec le quotidien. Décrivez ce qu'il y a autour de vous, chez vous, posé sur la table. Et puis on verra!»

«Mon approche ne se tient pas par le sujet, mais bien par l'organisation des choses et par le style, dit-il. On ne peut pas dire non plus que le sujet ne compte pas du tout, mais... sur chaque sujet, il y a 10 000 chansons. Ce qui fait la différence, c'est de trouver sa manière de dire.»

À ce titre, il exprime le paradoxe de son style: «Je souhaite qu'il reste invisible. Je n'ai pas du tout envie qu'on me dise "Oh là là! Qu'est-ce qu'il s'est bien débrouillé à mettre ce mot-là à tel endroit!" Cela étant, je veux que le style soit à la fois reconnu et invisible...»

Chose certaine, Vincent Delerm cherche à produire l'impression du travail facile.

«Si on ressent qu'un album a été "écrit en un après-midi" comme quelqu'un m'a déjà dit, je peux prendre ce commentaire comme un compliment, car on en a ressenti la fluidité... J'en suis moi-même venu à la chanson à travers des artistes qui donnaient l'impression que c'était faisable. C'est aussi comme ça dans d'autres formes d'art. Quand on voit ou on lit le travail de François Truffaut, ça reste clair et fluide.»

Quant au contexte de la création du cycle À présent, il était loin d'être banal, raconte le principal intéressé.

«Ce fut une époque troublée. Il y a eu les attentats de Paris et, dans ma vie personnelle j'ai perdu mon grand-père de qui j'étais très proche. Pour moi comme tant d'autres, cette période incitait à une sorte de reset, tout remettre à zéro pour voir ce qui importait vraiment dans nos vies. Apporter du travail à la maison après les heures normales, toujours rester connecté (sur le web) à ses activités professionnelles, ce n'était peut-être essentiel. Cet album a été fait dans ce climat-là.»

Ainsi, Vincent Delerm a voulu démarrer sa tournée à La Cigale, là où son grand-père avait passé son enfance - puisque sa mère y était ouvreuse. Dans le même élan, l'artiste (aussi visuel) a publié un livre de photos chez Actes Sud intitulé C'est un lieu qui existe encore, fondé sur la mémoire de son grand-père, sur les lieux qu'il a fréquentés et ce qu'ils sont devenus.

«Il avait une personnalité incroyable, très forte, sorte d'acteur français qui reste dans les mémoires. Or il est resté dans la mienne et celle des gens qui l'ont connu. Tous mes amis l'adoraient. Il avait une grande mémoire des choses, sans plainte ou nostalgie. Il injectait plutôt cette mémoire dans le présent. Sa manière de convoquer le passé était toujours très vivante»,  indique le petit-fils.  Manifestement, la pomme ne tombe jamais loin de l'arbre!

Puisqu'on y est, parlons un peu des parents: Philippe et Martine Delerm, respectivement écrivain et illustratrice. «Ils ont une tournure d'esprit assez particulière. Leur manière d'analyser et de ressentir les choses de la vie forcément m'a fabriqué. On est toujours très d'accord. Cela dit, on a des trajectoires distinctes, on se voit beaucoup dans la vie on n'a nul besoin que ça se prolonge dans les médias.»

D'accord, d'accord. À présent... allons vous entendre en chair et en os!

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Au Théâtre Maisonneuve, à 20 h, précédé de Vianney.