Bien connue pour son travail avec DJ Champion, Beast et dans le film Les triplettes de Belleville, Betty Bonifassi semblait nerveuse, hier, à L'Astral, lors de la première de deux représentations d'un spectacle qu'elle rode depuis quelque temps, en français et en compagnie d'une formation assez exceptionnelle.

Il est vrai que les attentes sont élevées - Betty Bonifassi a une voix hors du commun, singulière, grave racée et profane tout à la fois - mais aussi parce qu'elle-même annonce une mise élevée: «Bienvenue dans ce délire total», annonce-t-elle d'emblée... alors qu'il n'y aura pas de délire, même partiel.

Ce n'est pourtant pas parce que son choix de chansons est faible, au contraire. Elle chante des morceaux peu connus de Piaf ou de Gainsbourg, reprend Madame rêve de Bashung, plonge vers la poésie sur fond musical (L'Orgue de Barbarie de Jacques Prévert, déclamé sur du Liszt), tâte de la chanson réaliste (La môme caoutchouc) ... Vraiment pas banal.

Et puis, surtout, elle peut compter sur un orchestre, je le répète, assez exceptionnel: un quatuor à cordes inspiré, une pianiste douée (Fabienne Lucet), une bassiste solide (Manon Chaput) et, plus fort toujours plus fort, le divin Robbie Kuster à la batterie, l'homme capable de faire des mélodies avec une caisse claire et des cymbales.

Cet Orchestre du Nouveau Monde est franchement à couper le souffle par moments, et se laisse porter par la musique: ce sont les musiciens qui signent les arrangements, et c'est parfois assez brillant, par exemple quand ils se sont jetés dans un Tango d'Igor Stravinsky.

Le problème, c'est que Betty Bonifassi ne se laisse pas porter par la musique. Parce qu'elle doit lire les paroles des chansons sur un lutrin, parce qu'elle ne semble pas savoir que faire de son corps pendant que les musiciens ne sont que sensualité et communion avec leurs instruments. Ça ne suffit pas, porter un chapeau claque et avoir une canne à la main, pour évoquer un cabaret fou. Ça ne suffit pas, dire qu'il faut s'imaginer à Paris en 1908... et évoquer dans le texte qu'elle lit (et qui est de sa plume) les noms de Cocteau, Édith Piaf, Coco Chanel et Doisneau, nés des années plus tard. Ça ne suffit pas, jouer avec un boa portant des souliers aux extrémités, pour rappeler l'ambiance des cabarets à la manière de ceux des films L'Ange bleu ou Cabaret. Ça ne suffit pas non plus, raconter deux anecdotes (quand on annonce que le spectacle en sera «bourré») ou fumer une cigarette pour faire bohème.

Et puis, c'est troublant de constater que c'est lorsqu'elle chante une chanson en anglais (Mink Schmink, popularisée par Eartha Kitt), chanson que Betty Bonifassi connaît manifestement bien et par coeur, qu'elle devient à l'aise: c'est le morceau qui lui a valu les applaudissements les plus nourris.

Ça ne veut pas dire qu'elle ne doit pas poursuivre l'exploration de ce répertoire différent, autre, un peu bizarre, mais qui lui conviendrait si elle pouvait vraiment l'interpréter, loin du lutrin portant les paroles. Beatrice Bonifassi a une voix étonnante, une énergie rare, une présence indéniable. Mais hier, ce sont surtout ses musiciens qui ont valu au spectacle une ovation. Qui sait, peut-être sa nervosité sera-t-elle tombée ce soir et pourra-t-elle donner une mesure plus juste de son immense talent?