Sans le batteur Tony Allen, sans sa formidable impulsion, sans la diversité de ses concepts rythmiques puisés dans les musiques du Nigeria, de l'Afrique et de l'Amérique noires, l'afrobeat n'aurait pu propulser Fela Anikulapo Kuti au sommet. À n'en point douter, ce percussionniste fut comme son employeur un concepteur crucial de l'afrobeat, devenu la marque par excellence de la musique nigériane, reprise aujourd'hui par tant de musiciens enclins au groove.

De 1968 à 1979, Tony Oladipo Allen fut le directeur musical des membres du groupe de Fela. Il travaillait d'ailleurs avec le fameux chanteur depuis 1964. Vers la fin de ce long cycle, la dissension régnait au sein du groupe Africa 70, Tony Allen réclamait sa part de droits d'auteur pour avoir contribué à créer l'afrobeat, il déplorait aussi la présence de cette cour entourant Fela, essaim de parasites aucunement liés à la profession. Le batteur finit par démissionner, migrer à Londres pour ensuite s'installer à Paris où il vit toujours depuis 1985.

De France, il a rayonné partout en Occident, mené plusieurs formations et joué pour tant d'artistes archiconnus, d'Afrique et d'Occident : King Sunny Adé, Manu Dibango, Ray Lema, Damon Albarn (The Good, the Bad & the Queen, Rocket Juice & the Moon, Film of Life), Flea, Moritz Von Oswald, tout récemment Oumou Sangaré.

Depuis un an, Tony Allen mène un quartette dont l'objet est de rendre hommage au batteur Art Blakey et à ses Jazz Messengers, fameux groupe-école de l'époque hardbop où sont passés plusieurs grands musiciens (Wayne Shorter, Horace Silver, Bobby Watson, Benny Golson, Wynton et Branford Marsalis, etc.), leader duquel le Nigérian s'était partiellement inspiré afin d'étoffer sa technique.

« Lorsque j'étais jeune, raconte-t-il, joint en France, j'écoutais et je jouais du jazz moderne. C'était un passage obligé dans mon apprentissage. Je n'étais pas jazzman pour autant, je n'en ai jamais vécu, nous apprenions différentes musiques et le jazz faisait partie d'un tout. Jouer du jazz aujourd'hui, c'est d'abord une question d'intérêt. J'aime le style, et si un projet peut me permettre de le mettre de l'avant, tant mieux. »

Ainsi, un maxi lancé il y a quelques mois sous étiquette Blue Note coïncide avec cette tournée consacrée au legs d'Art Blakey & The Jazz Messengers.

« Je ne joue pas de standards normalement, tient-il à souligner. Je joue la musique d'Art Blakey à ma façon. Je reprends les mélodies de ses classiques et je les intègre à ma manière. J'ai choisi Moanin, Night in Tunisia, The Drum Thunder Suite, Politely, etc. La rencontre du hardbop et de l'afrobeat ? On peut dire ça. Je me suis d'abord questionné sur la nature de cette conversion et j'ai ensuite agi. C'est ma nouvelle affaire. »

Le quartette parisien de Tony Allen est en marche depuis l'an dernier, les musiciens sont de différentes origines - Cuba, France, Guyane, Haïti -, le saxophoniste montréalais Jowee Omicil en a fait partie pendant un moment. À Montréal, accompagneront le septuagénaire Irving Acao Sierra, saxophone, Jean-Philippe Dary, claviers, Mathias Allamane, contrebasse.

DU JAZZ À L'AFROBEAT

N'allez surtout pas questionner ce musicien légendaire sur la nature de son processus créatif, sur le comment et le pourquoi de ce style si singulier, distinct de celui de tous les batteurs de l'univers connu.

« Comment le jazz se transforme-t-il en afrobeat ? Je ne peux vraiment expliquer comment la musique se transforme en la mienne. Je la joue, point. La musique parle d'elle-même, ce n'est pas à moi de l'expliquer. Écoutez-la et tirez-en vos propres conclusions. »

Bon, bon... Il conviendra néanmoins que le son de ce cycle jazzistique ne cesse de prendre de l'ampleur, et que le défi est excitant.

« Depuis toujours, je m'intéresse à plusieurs genres musicaux [jazz, musiques africaines, funk, dub, rock, etc.], je ne me limite pas. Je joue ce qui me passionne et je me lance sur une piste qui me séduit lorsque l'occasion se présente. J'aime aussi collaborer avec des artistes qui n'ont pas la même culture que la mienne, le même style que le mien. Ça reste de la musique ! »

Le passé ne semble pas non plus intéresser Tony Allen ; causer de sa contribution historique, des épisodes heureux ou laborieux avec Fela, de son jeu si influent, très peu pour lui.

« On parle de moi, mais je ne peux parler de moi-même. Je regarde devant, je ne veux pas rester derrière, il y a toujours un objectif à atteindre. Déterminer mes meilleurs coups, ce qui a été marquant pour moi, cela ne m'intéresse pas. Je ne fais qu'avancer, je préfère réfléchir au présent et à l'avenir. Lorsque c'est fait, c'est fait. Passons à la prochaine affaire. »

La prochaine affaire est un enregistrement prévu l'automne prochain.

« Ce sera un autre album inspiré du jazz, cette fois constitué de musique originale, toutes mes compositions. Comment je m'y prends pour composer ? Qu'importe. C'est ma musique. It's my way. »

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Au Monument-National samedi soir, à 20 h