Il suffit de 30 secondes pour saisir le talent et le style de ce Jacob Allen, alias Puma Blue, à peine débarqué de Southeast London. Prédisons que c'est la première et la dernière fois que ce crooner atypique et songwriter de talent séjourne au Savoy du Métropolis... lieu exigu pour un public qui s'annonce considérable.

Profitons néanmoins de cette intimité et ne boudons pas notre plaisir de découvrir un artiste avant qu'il ne devienne une star. Son complet-cravate nous semble un peu trop ample, tellement il a l'air maigrelet, imberbe, à peine sorti de l'adolescence. Sa voix mature, sa Telecaster en bandoulière et ce qu'il en tire, sa dégaine de smooth operator, voilà autant d'éléments qui désamorcent toutefois les possibles allusions à quelque propreté.

Phrasé aussi indolent qu'inspiré, timbre riche et un tantinet enrhumé, sensualité à revendre, onirisme contagieux, cette allure intemporelle. Il a encore peu de chansons originales à défendre, mais elles sont toutes très bonnes et fort bien exécutées par son trio multi-instrumentiste - rythmes de synthèse, machines, claviers, guitares électriques, saxophone ténor, pédales d'effets.

Bien qu'il reprenne Sinatra (Glad to Be Unhappy) ou les Beatles (If I Fell), le mec n'est pas rétro, rien à voir avec un Harry Connick Jr. qui n'oserait pas jazzifier All I Need de Radiohead comme le fait fort bien notre hôte. Les références y sont bellement intégrées ; jazz standard, soul acoustique, quiet storm, psych folk ou brit pop portent les airs incarnés du chanteur.

Tout ça s'avère profondément organique, rien n'est forcé. Puma Blue, Mesdames et Messieurs.

Omicil... non guidé ?

D'origine haïtienne, élevé à Montréal, le souffleur Jowee Omicil veut frapper fort, comme le suggère le titre de son album lancé récemment chez Jazz Village : Let's Bash ! C'est, en tout cas, ce que le saxophoniste (alto et soprano), cornettiste, clarinettiste et flûtiste s'est appliqué à faire en début de soirée, samedi à L'Astral.

La salle était archipleine de spectateurs venus découvrir ou encourager ce musicien survolté, showman chevauché par les lwas (« esprits » en créole) du jazz et des musiques antillaises. As de la bifurcation et du coq-à-l'âne, il peut vous refaire La bohème d'Aznavour et la rouler dans Salted Peanuts de Dizzy Gillespie.

Il peut décoller sur un rythme konpa jazzifié sur lequel il émet des phrases paroxystiques, des sonorités sales à souhait, des harmoniques improbables. Il peut suggérer à son public de chanter Sur le pont d'Avignon pour ensuite repartir sur un funk jazzy créole et ainsi évoquer Miles Davis. Il peut nous faire voyager dans le temps et ainsi évoquer les années 20 et 30 du clarinettiste créole Alexandre Stellio.

Il se présente avec un ensemble de musiciens connaisseurs de culture créole et de rythmes antillais (dont l'excellent batteur Laurent-Emmanuel Bertholo), il n'hésite pas à faire monter sur scène le pianiste virtuose d'origine cubaine Rafael Zaldivar, il fait flèche de tout bois.

Éclaté, dites-vous ? Omicil... non guidé ? Certains verront peut-être du cabotinage et de la flagornerie dans sa façon de séduire son auditoire et... ce dernier en redemandera, on vous l'assure.

PHOTO SIMON GIROUX, LA PRESSE

Jowee Omicil était en concert samedi, à L'Astral.

Le ressourcement de Tigran Hamasyan

En ce samedi soir, Tigran Hamasyan se présente à la Maison symphonique devant un parterre assez garni et des étages supérieurs au public clairsemé. Au synthétiseur, il joue une phrase qu'il met en boucle, se tourne vers son piano et improvise une mélodie de sa voix de haute-contre.

Puis il s'investit complètement sur les ivoires et attaque la matière de An Ancient Observer, album récent qui se veut le prolongement du soliloque et dont il reprendra le contenu - The Cave of RebirthEgyptian PoetMarcos and MarcosNairian Odyssey, etc.

Les fans du musicien arménien savent déjà vers où il va, mais ne savent pas encore quelles surprises seront révélées en cours de route. Ses bribes de chants folkloriques sont le point de départ d'une longue et riche introspection sur ses origines culturelles, sur ce qu'il a d'ores et déjà accompli, sur sa quête. Le chant est très présent dans cette musique hantée par les esprits de l'Arménie traditionnelle, mais aussi de l'Europe classique et de l'Amérique jazzistique.

La voix et quelques éléments de lutherie électronique sont des compléments au plat principal, c'est-à-dire son immense virtuosité de pianiste qu'il déploiera surtout en fin de programme. Il arrive cependant que les claviers électroniques changent la donne par l'intensité de l'émission, par les effets de saturation. Cela peut alors générer un effet massif, inédit pour un concert de piano solo.

Certains motifs intégrés aux oeuvres sont imaginés au terminus de l'Occident et se fondent dans un corpus harmoniquement très moderne, souvent très percussif - à ce titre, Tigran use d'onomatopées un peu à la manière des râgas indiens. Saisissant !

En somme ? On aura pu encore contempler son talent exceptionnel, mais cet Ancient Observer consiste en un ressourcement identitaire qui peut sembler un peu insistant auprès de ses fans de la première ligne. Depuis qu'il s'est réinstallé en terre arménienne après avoir quitté les États-Unis, ce superbe musicien se penche avant tout sur l'actualisation de son patrimoine culturel, et ce, au détriment de cette mixtion de jazz et de métal qui nous avait renversés il y a quelques années. Cycle long...