À l'approche du 38e Festival de jazz, la jazzophilie a connu de meilleurs jours... mais elle prend du mieux. Le hip-hop, le R&B et l'électro ont engendré de séduisantes hybridations avec ce style très ouvert, de plus en plus difficile à circonscrire, que l'on peut encore nommer jazz. Du coup, de jeunes auditoires se sont joints à la famille élargie, sans toutefois renverser la tendance: une vaste portion des férus de la note bleue a pris de l'âge. Or, ce déclin pourrait bientôt cesser.

Des ventes en déclin

Pour l'année 2016, le jazz représentait 1,2 % de la consommation totale de musique enregistrée au Canada, selon la firme Nielsen Entertainment. Plus précisément, 1,8 % des albums vendus cette même année, 0,4 % des pièces achetées individuellement et 0,9 % de l'écoute en continu tombaient dans cette catégorie.

Dix ans plus tôt, la part de marché du jazz était près de trois fois supérieure.

Cette baisse tendancielle ne semble peut-être pas significative a priori, mais elle l'est dans le contexte des ventes globales de musique, où les genres spécialisés luttent pour leur survie. Au cours des décennies précédentes, le jazz n'était pas riche, mais il affichait une meilleure santé: la consommation totale de ses enregistrements variait entre 3 et 5 %, au Canada comme aux États-Unis.

Plus spécifiquement, au Québec, l'affluence en salle pour la catégorie «jazz et blues» en 2015 représentait 143 470 entrées payantes, comparativement à 591 060 pour la musique classique et l'opéra. C'est donc quatre fois moins que le classique, peut-être cinq si l'on retire la variable blues de l'équation. L'Observatoire de la culture et des communications du Québec indique cependant que cette affluence est à peu près la même depuis 2011.

Aujourd'hui, donc, la portion des jazzophiles est à la mesure des auditoires vieillissants. Depuis l'an 2000, le groupe des 30-45 ans a beau avoir accueilli les Brad Mehldau, The Bad Plus, Tigran Hamasyan, Robert Glasper ou Christian Scott, la masse critique des fans a quand même pris de l'âge, on le note régulièrement dans les concerts.

Or, cette dynamique pourrait changer : l'espoir d'un renouveau réside dans cette nouvelle vague traversée par l'électro, le R&B ou le hip-hop. On pense aux Kamasi Washington, Miles Mosley, Terrence Martin, Snarky Puppy, Dirty Loops, Phronesis, Portico Quartet, The Comet Is Coming, Moon Hooch, Neil Cowley Trio, Go Go Penguin, Mouse on the Keys, Get the Blessing, Too Many Zooz, Misc, Xenia Rubinos et on en passe.

Le jazz au Canada en 2016 selon Nielsen Entertainment

- 1,2 % de la consommation totale de musique

- 1,8 % de la consommation totale d'albums

- 0,4 % de la consommation totale de pièces numériques

- 0,9 % de l'écoute en continu

Le jazz aux États-Unis en 2016 selon Nielsen Entertainment

- 1 % de la consommation totale

- 2 % de la consommation d'albums physiques

- 2 % de la consommation d'albums numériques

- 1 % de la consommation de pièces numériques

- 1 % de l'écoute en continu

Le constat des professionnels

Cofondateur et directeur artistique du Festival international de jazz de Montréal (FIJM), André Ménard fait le constat d'une certaine stagnation.

«L'arrivée massive du CD dans les années 80 avait peut-être gonflé l'affaire; plusieurs consommateurs refaisaient alors leur collection. Aussi, il y a déjà eu plus de clubs de jazz qu'on en trouve aujourd'hui. L'image élitiste d'un certain jazz a peut-être aussi fait fuir une partie de l'auditoire.»

«Pour la jazzophilie pure et dure, ce n'est pas évident. Malgré les nombreux signes encourageants, l'auditoire a vieilli dans l'ensemble.»

Le genre est «en reconstruction», suggère-t-il dans cette optique.

«Je me l'explique difficilement; nous travaillons en permanence au renouvellement des publics... Il faut dire que ce genre est multiforme, difficile à définir. Son impact réel échappe peut-être aux statistiques, car la façon de faire du jazz se répercute dans d'autres styles musicaux. Le jazz continue d'être très influent.»

Maurin Auxéméry, programmateur au FIJM et aux FrancoFolies de Montréal, rappelle que cette baisse tendancielle du jazz n'est pas un fait nouveau.

«Heureusement qu'un Jamie Cullum, une Diana Krall ou une Norah Jones sort un album de temps à autre, cela permet au jazz de ne pas trop faire mauvaise figure. Cette situation perdure depuis au moins une quinzaine d'années. Bien sûr, les Wynton Marsalis, Keith Jarrett, Wayne Shorter ou Chick Corea remplissent encore la Maison symphonique, s'adressent aux publics passionnés qui les suivent depuis les années 70 et 80. Ce fut une époque faste, ça n'a pas toujours été le cas par la suite. Il faut comprendre que le jazz a aussi été un phénomène de mode. Il pourrait le redevenir.»

Internet et populisme

À la barre du label américain Motema Records, Jana Herzen préfère situer les misères du jazz dans un plus vaste contexte.

«Avec l'internet, on porte moins attention à la culture plus raffinée dans son ensemble, explique-t-elle. Les gens ont accès à des quantités phénoménales de contenus, portails, groupes d'affinités, à un point tel qu'il devient de plus en plus difficile de vivre sa vie hors connexion. En conséquence, les pratiques culturelles plus subtiles se perdent, sauf chez les gens plus âgés: leur esprit ne s'est pas construit dans un environnement numérique, ils peuvent plus aisément absorber des contenus lourds et mieux apprécier la subtilité. Il y a aussi cette ambiance populiste qui marque la politique américaine, ça n'aide pas notre cause...»

Lorsqu'on ajoute à ces variables la crise non résolue de la musique enregistrée, les conséquences sur le soutien et l'émancipation de la profession s'alourdissent davantage. «Il est de plus en plus rare qu'un label de jazz puisse soutenir et promouvoir de nouveaux projets, indique Jana Herzen. Les musiciens doivent très souvent s'autoproduire, car les bénéfices sont trop minces pour les étiquettes. Dans tous les cas de figure, il faut travailler très fort pour éveiller l'intérêt des amateurs de musique. Si je ne me fiais qu'aux statistiques, je prendrais immédiatement ma retraite!»

Réalisateur émérite depuis les années 80 (Rolling Stones, Bob Dylan, Bonnie Raitt, Elton John, etc.), aujourd'hui grand patron du mythique label de jazz Blue Note, Don Was préfère aussi se tenir loin des mesures d'auditoires.

«On peut faire dire ce qu'on veut à ces foutues statistiques! Oui, il y a des hauts et des bas, il y a des phénomènes générationnels, il y a des cycles, mais il y a encore des gens qui s'intéressent aux musiques généreuses et substantielles. Pour moi, le jazz a été et demeure une musique de niche; il faut faire avec. Mon travail est de réaliser des bénéfices avec le travail d'artistes s'exprimant en toute liberté. Et je suis fier d'y parvenir encore en ces temps incertains.»

Photo fournie par le FIJM

«Heureusement qu'un Jamie Cullum (notre photo), une Diana Krall ou une Norah Jones sort un album de temps à autre, cela permet au jazz de ne pas trop faire mauvaise figure», croit Maurin Auxéméry, programmateur au FIJM.

L'économie du jazz sur scène

Pour André Ménard, le jazz serait en pire posture si les festivals qui lui sont consacrés n'avaient pas connu une telle croissance au cours des trois dernières décennies.

«Les gros salaires payés dans les clubs de jazz, c'est très rare aujourd'hui, ça n'existe que dans les mégapoles, soutient-il. Les festivals ont créé une économie pour les musiciens de jazz. Au total, le jazz a gagné; je me demande bien où il serait rendu sans l'apport des festivals.»

Quoique... pour Jacques Laurin, qui mène les destinées de l'Orchestre national de jazz de Montréal, la position dominante des grands festivals n'est pas que bénéfique.

«Je suis très reconnaissant de l'appui du FIJM à notre orchestre, n'en demeure pas moins que les grands festivals de jazz occupent presque tout l'espace de la diffusion sur scène. C'est là où se trouve l'argent pour le jazz, non seulement à Montréal, mais dans tous les grands marchés du monde où se tiennent de grands festivals.»

«[Les grands festivals,] c'est devenu LA formule retenue par les institutions publiques et les commanditaires privés. Le reste de l'argent consacré au jazz est minime, tant pour la production que pour la diffusion.»

Au fil du temps, la croissance marquée de ces grands festivals a impliqué grand nombre d'artistes populaires afin d'y créer une affluence de masse et nécessitant un financement considérable. On peut ainsi comprendre que la place accordée au jazz dans les programmations y soit moindre aujourd'hui qu'il y a 25 ans et plus.

«Depuis longtemps, le jazz ne suffit plus à nourrir la bête», résume Jacques Laurin.

Artistes populaires et médias

«En Europe comme en Amérique du Nord, peu de festivals misent exclusivement sur le jazz, nuance André Ménard. Le format ouvert qu'on a initié assez tôt à Montréal s'est reconfirmé d'année en année, bien qu'un jazzophile plus connaisseur puisse toujours se faire un très bon festival.»

Il en va de même pour la migration progressive de la couverture médiatique vers les volets les plus attractifs des festivals de jazz, au détriment de leurs composantes plus pointues, en l'occurrence... le jazz.

Maurin Auxéméry, pour sa part, estime ce raisonnement incomplet. «C'est aussi la responsabilité des médias de couvrir le jazz dans nos programmations. C'est leur décision de mettre l'accent sur les artistes populaires qui en font partie, alors qu'au moins la moitié de nos contenus est destinée aux amateurs de jazz. Nos programmations tiennent la route par leur diversité et leur profondeur.»

Jazz et classique: deux réalités

Lauréate du prix Oscar-Peterson 2017, décerné par le FIJM pour sa contribution exceptionnelle au jazz canadien, la saxophoniste, compositrice et chef d'orchestre montréalaise Christine Jensen déplore aussi le caractère laborieux de l'achalandage en salle.

«Dans la musique classique, les sociétés de concerts et les orchestres s'en préoccupent vraiment. Les musiciens de jazz devraient s'inspirer de l'expérience classique pour faire en sorte que leur style soit aussi soutenu par leur société. Je ne veux pas être condescendante en soulignant la nécessité d'éduquer les publics, mais en Europe, on le voit bien plus que chez nous.»

Harmoniciste chromatique et président de l'Off Festival de jazz (tenu chaque automne à Montréal), Lévy Bourbonnais en appelle aussi à une représentation publique plus rigoureuse. «Les musiciens de jazz ne peuvent compter sur un lobby comparable à celui de la musique classique. C'est tellement difficile pour eux de vivre de leur art qu'ils doivent faire plein de choses à droite et à gauche pour gagner leur vie. Moins organisés, ils ont forcément moins accès aux fonds publics ou aux commanditaires.»

Photo Bernard Brault, Archives La Presse

Des contenus dévalués sur le web

Les statistiques à la baisse et l'évolution des grands festivals n'expliquent peut-être pas tout, on observe néanmoins un déclin tangible de l'intérêt pour le jazz depuis les années 90.

Le saxophoniste et compositeur américain Donny McCaslin fut un artiste central dans la création du dernier album de David Bowie, Blackstar. Vu les retombées de son travail avec le fameux disparu, sa carrière est actuellement sur une lancée. Cela ne l'empêche pas de relever les grandes difficultés auxquelles font face ses collègues.

«Spotify et YouTube paient si peu les musiciens, imaginez ceux du jazz! Leurs contenus ne valent plus rien, la scène ne suffit pas à les faire vivre. Seuls ceux qui ont des carrières déjà solides peuvent dormir en paix, les autres s'interrogent sérieusement sur la viabilité de leur art et de leur profession. Bien sûr, on ne peut retourner en arrière. Alors? Il règne un certain pessimisme chez plusieurs.»

Donny McCaslin s'inquiète surtout pour les plus jeunes qui en arrachent.

«Je pense à tous ces étudiants doués à qui j'ai moi-même enseigné! Au cours de ma carrière, le jazz a connu une incroyable progression dans les facultés de musique, le niveau est plus élevé que jamais et... notre musique ne cesse d'être dévaluée.»

«Les multinationales concluent des ententes avec les plateformes numériques et les artistes ne sont pas payés. Les goûts des gens sont déterminés par des algorithmes, la création et la diversité en pâtissent. Je n'en vois pas la fin...»

Christine Jensen partage ce point de vue: 

«Pour construire un auditoire de jazz, il faut aller ailleurs que sur son téléphone intelligent ; je ne crois pas que la musique enregistrée a autant d'impact qu'une performance en chair et en os. Cela dit, nos ressources sont bien minces pour faire notre place dans cet océan de streaming. Les gens sont accablés, désabusés ou engourdis par l'immensité de l'offre.»

Photo archives Reuters

L'espoir malgré tout

Peut-être est-ce lié à leur position dans la dynamique actuelle, plusieurs promoteurs-clés du jazz s'inscrivent en faux contre le pessimisme et les statistiques à la baisse.

«Je ne crois pas que les gens soient si heureux de sauter compulsivement d'un sujet à l'autre dans les médias sociaux, pense Jana Herzen. Et je crois que bien des gens feront de nouveau le choix de la subtilité. Notre travail est de créer les conditions favorables à leur expérience afin que des transformations puissent se produire.»

L'esprit du jazz est-il toujours là? À cette question, André Ménard répond: «Je ne suis pas devin, mais j'ai tendance à être plutôt optimiste. On est attrapé par la légèreté des choses, mais on finit par avoir envie de musiques plus substantielles.»

Cela étant dit, le directeur artistique du FIJM demeure conscient que l'appropriation de la diversité musicale chez les auditoires est omnidirectionnelle et le restera.

«Puisque tout est sur la table aujourd'hui, c'est vraiment différent. Tu prends ce que tu veux! Par exemple, je trouve étonnant qu'un groupe comme GoGo Penguin, qui ne vend que quelques dizaines d'albums dans notre marché, puisse remplir un club comme l'Astral.»

«La découverte se vit différemment, la musique voyage différemment, se crée différemment. Et chaque fois que la mort du jazz fut proclamée, il s'est toujours produit quelque chose pour le relancer», croit André Ménard, directeur artistique du FIJM.

Maurin Auxéméry croit lui aussi au potentiel de cette nouvelle conjoncture. «Il y a des conditions propices à l'ouverture et au renouvellement de la proposition, affirme-t-il. Kendrick Lamar et Flying Lotus ont contribué à l'arrivée d'un Kamasi Washington, par exemple, l'idiome devient alors plus cool. Est-ce que le mot "jazz" restera dans la tête de tout le monde à l'avenir? La forme muséale, classique, restera, mais d'autres courants pourront aussi fleurir dans une optique de mélange, un peu comme à l'époque jazz rock des années 70 qui précéda la résurgence du jazz acoustique dans les années 80.»

Un petit marché qui s'étend

Pascal Bussy, de Jazz Village, label de jazz associé au groupe européen PIAS, s'inscrit en faux contre un prétendu déclin du jazz.

«Il est devenu difficile de définir sa part de marché, vu sa grande ouverture. Le jazz est une sphère qui s'étend, le spectre est extrêmement large. En France, d'ailleurs, le genre est revigoré par le vinyle. Cette culture de l'objet reste fondamentale et représente 10 % de notre chiffre d'affaires. Chez nous, somme toute, le jazz est un secteur en santé. Petit marché, certes, mais qui s'étend.»

Inutile d'ajouter que Pascal Bussy croit fermement à la diversité considérable du jazz aujourd'hui.

«Je pense à un de nos artistes chez Jazz Village, le saxophoniste Jowee Omicil, qui s'amène à Montréal [à l'Astral le 1er juillet] et dont le jazz très actuel relève aussi de sa culture créole haïtienne. Il attire des gens de tous âges et sa devise est un souhait: "Je veux que le jazz redevienne populaire." Le style est certes devenu savant à partir des années 40, mais il a aussi été secoué par des tendances plus populaires comme le jazz rock, le jazz fusion ou l'électro-jazz...»

«Aujourd'hui, on ressent une nouvelle lame de fond, et ces nouvelles formes ne tuent pas les autres pour autant. Je suis tout à fait optimiste!»

Certains parlent même d'un nouvel âge d'or du jazz, renchérit Jana Herzen.

«Hormis l'arrivée de plusieurs artistes qui rafraîchissent la proposition, des films grand public ont récemment intégré le jazz - WhiplashLa La LandBirdman, ou encore des films récents sur John Coltrane, Nina Simone ou Miles Davis. Pas mal pour un style en crise! J'ai le sentiment que tout ça pourrait remettre le jazz sur une pente ascendante. Lorsqu'il est en phase dans la culture du moment, il ne peut aller que mieux.»

«Sans trop me fier aux statistiques de consommation, je comprends que les temps sont difficiles et que chaque génération répond différemment au jazz, conclut Don Was. Mais notre plan d'action consiste toujours à réunir les meilleures conditions de création pour nos artistes, à rendre publiques les oeuvres les plus convaincantes, et à ainsi générer un réel impact émotionnel auprès des amateurs.»

«Nous avons une trentaine d'artistes sous contrat, ils ne roulent pas en Ferrari, mais ils ne vivent pas non plus dans une minifourgonnette!»

Le mot de la fin va à un musicien: batteur très prisé de la scène new-yorkaise, Mark Guiliana croit aussi au retour en force de la substance.

«Quoi qu'il advienne, l'esprit et la passion de la musique l'emportent sur les considérations de styles ou de formats musicaux. En ce sens, j'ai espoir que les contenus plus substantiels puissent occuper de nouveau la place qui leur revient, qu'on cesse de partager n'importe quoi, superficiellement. Tout ce que les musiciens peuvent faire d'ici là, c'est d'offrir le meilleur d'eux-mêmes.»

PHOTO BERNARD BRAULT, archives LA PRESSE

André Ménard, cofondateur et directeur artistique du Festival international de jazz de Montréal (FIJM).