Sur le piano, dans le salon d'Oliver Jones, trône un album vinyle d'Oscar Peterson enregistré en concert à Vancouver en 1958. Oscar, l'idole de jeunesse, le mentor, celui qui, parfois à son insu, a guidé Oliver dans sa carrière qui s'achève.

Plutôt que de jouer au baseball avec ses copains dans un parc de la Petite-Bourgogne, le jeune Oliver préférait aller chez son ami Ronald écouter à travers le mur Oscar Peterson jouer du piano dans la maison voisine.

Un beau jour, il a osé demander à Daisy, la soeur d'Oscar, de lui apprendre comment jouer comme son frère. «Ça prend beaucoup de pratique et si tu veux vraiment faire ça, il faut que tu saches que ça ne sera pas facile», lui a-t-elle répondu.

Oliver était prêt. Il avait à peine 10 ans qu'il jouait avec deux amis à l'église ou dans les écoles, les soirs de danse.

«Tout le monde dans la communauté noire me disait: "Oscar l'a fait, il est désormais à New York, à Carnegie Hall; maintenant, c'est ton tour." Mais ils ne savaient pas qu'on parlait d'un grand maître.»

C'est Oscar Peterson qui a sorti Oliver Jones de sa retraite en 2004. Après son concert d'adieu du 31 décembre 1999, au Palais des congrès, le jazz ne lui manquait pas du tout, affirme-t-il encore aujourd'hui. Il pouvait enfin voyager avec sa femme, lui qui, au cours des neuf premières années de leur mariage, n'était sorti que trois samedis avec elle et avait même raté les noces de sa soeur.

«Je suis allé chez Oscar à Toronto et il m'a dit: "Pourquoi tu prends ta retraite? Tu es beaucoup trop jeune. J'ai 10 ans de plus que toi et je ne pense même pas à la retraite." Je savais qu'Oscar était malade, il avait eu son AVC et je me suis dit que c'était peut-être la dernière occasion de faire quelque chose avec lui.»

Ce concert ne devait pas avoir de suite, mais comme il avait été télévisé, le téléphone s'est mis à sonner chez les Jones dès le lendemain. Un mois plus tard, le pianiste montréalais avait 53 propositions sur la table.

«Je pensais donner de 10 à 15 concerts cette année-là. J'en ai fait 84», dit-il. Sa deuxième carrière s'est poursuivie au même rythme jusqu'à ce jour même s'il a un peu ralenti cette année: «J'en ai fait à peu près 82...»

Arrêter à temps

Oliver Jones donnera donc ce soir à la Maison symphonique son dernier concert au Festival de jazz de Montréal dont il est un habitué. À 81 ans, 76 années après son tout premier concert public, il juge qu'il est temps de laisser la place aux autres. Il a subi un triple pontage l'an dernier, mais cette « alerte » n'a pas pesé dans sa décision de se retirer, assure-t-il. Deux mois après l'opération, il renouait avec le piano et ses musiciens ne voyaient pas la différence.

«J'ai toujours voulu arrêter quand je serais encore capable de jouer à un certain niveau, explique-t-il. Je peux nommer une quinzaine de mes amis qui sont restés actifs trop longtemps. Même Oscar.»

Comme plusieurs musiciens de sa génération, Oliver Jones a longtemps gagné sa vie en accompagnant des chanteurs de variétés locaux. Au début des années 60, il a suivi le chanteur de R'n'B' Kenny Hamilton à Porto Rico, et à travers le monde, pour revenir à Montréal 18 ans plus tard.

En 1980, Hamilton a décroché un engagement de trois semaines au Portage de l'hôtel Bonaventure. Le premier soir, Oliver Jones a perdu un oeil. La rétine s'est détachée et trois opérations n'y ont rien changé.

Un soir de 1984, alors qu'il partageait ses soirées entre l'hôtel Reine Elizabeth et la boîte de jazz Biddle's, deux touristes néo-zélandais l'ont remarqué. Deux semaines plus tard, ils l'invitaient à venir jouer à l'autre bout du monde. Ce fut pour Oliver Jones une expérience marquante : il était acclamé dans un pays où absolument personne ne le connaissait.

«Sept cents spectateurs m'attendaient et je ne connaissais pas du tout les deux musiciens avec qui je devais jouer. Ça m'a vraiment donné confiance.»

La confiance revient encore dans notre conversation quand il parle du jeune pianiste Daniel Clarke Bouchard qu'il a pris sous son aile: «Quand il monte sur la scène, il a une confiance que je n'ai jamais eue quand j'avais son âge. Oscar était pareil.»

À ses débuts, Oliver Jones affirme qu'il pouvait sans risque de se tromper distinguer un musicien canadien d'un américain, à l'exception d'Oscar Peterson et de quelques musiciens noirs.

«C'était trop structuré. Ils lisaient la musique. Mais quand je suis revenu ici en 1980, j'ai écouté les jeunes et j'étais vraiment impressionné. Ça venait du coeur. Ils étaient au même niveau que les Américains.»

Quand on lui a décerné le prix Oscar-Peterson au Festival de jazz de 1990 et que Charles Dutoit a fait son éloge, Oliver Jones a préféré braquer le projecteur sur ses collègues jazzmen: «Faut pas oublier les musiciens de jazz le reste de l'année, pas juste pendant ces dix jours.»

Reconnu à sa juste valeur

Il remercie le Festival de jazz de Montréal qui a toujours reconnu sa valeur alors que d'autres lui disaient qu'ils ne pouvaient pas lui accorder un cachet plus important parce qu'on pouvait le voir jouer gratuitement chez Biddle's. À Ottawa et à Victoria, où il jouait pourtant à guichet fermé et où on lui réclamait des supplémentaires, on le payait moins qu'un musicien américain parce qu'il était canadien. À Montréal, au contraire, André Ménard a déjà comblé la différence entre son cachet et celui de Dave Brubeck.

«On a eu la chance de faire la première partie de Tony Bennett, Buddy Rich, Sarah Vaughan, Ella Fitzgerald, tous des grands artistes, se souvient Oliver Jones. Quand j'aurai fini de travailler cette année, j'aimerais tellement trouver une manière d'aider nos musiciens.»

D'ici là, avec ses musiciens Éric Lagacé et Jim Doxas, il a d'autres engagements au Canada, au Brésil dans le cadre des Jeux olympiques le mois prochain, au Japon... Mais c'est à la Barbade, plus précisément à Bridgetown, qu'il tirera officiellement sa révérence le 12 janvier 2017.

«En hommage à mes parents, explique-t-il. Mon père, qui chantait dans une chorale à l'église, a toujours prétendu que je tenais mon talent de lui. Ma mère, elle, ne disait rien, mais j'ai su il y a environ huit ans, par une cousine, que mon grand-père était pianiste et que ma mère et ses quatre soeurs chantaient avec lui un peu partout dans les îles.»

À la Maison symphonique ce soir, 19h