Elle débarque sur scène pieds nus, sans fard. Robe longue comme son corps et ses cheveux tressés.  Elle entonne «l'âge du doute», chant d'incertitude, ballade de ciel ennuagé. On le voit du balcon, Emma Frank impose le silence, l'attention. À L'Astral, on est tout ouïe en ce début de soirée.

L'allégeance stylistique de la soliste se dévoile légèrement dans Great Expectations, construite sur un tempo lents aux mesures composées, coiffée par une accélération rythmique et un solo inspiré de la douée pianiste Isis Giraldo.

La table est dressée pour cet irrésistible folk jazz imaginé à Montréal, traversé par le Mile End et les effluves indies qu'exhale ce quartier. 

La chanson Scale nous entraîne dans des tourbillons de rythmes ternaires desquels on ne veut pas vraiment s'extirper. S'ensuit Woven Together, qui rapproche Emma Frank de la grande Joni Mitchell, assurément une influence cruciale. Cela dit, cette Américaine transplantée au Québec est loin, très loin de la copy cat que peut suggérer la comparaison. 

Sa voix texturée, riche, vaporeuse, évanescente, très sensuelle, décolle sur This Time et atteint les mêmes altitudes que son collègue et amoureux, l'excellent trompettiste Simon Millerd. Ce dernier a parfaitement saisi la couleur vocale de sa chanteuse, son timbre, sa tessiture.

Le quintette enchaîne sur une composition de Millerd, Omma; une introduction aviaire précède une spirale harmonique qui nous tire vers le haut et nous maintient dans un état d'apesanteur, idéal pour y apprécier une improvisation vocale des plus singulières.

Courage, la suivante, évoque ces mouvements lents qui se déploient sous l'eau. Cette fois sous-marine, la proposition nous mène au synthé d'Isis Giraldo qui en accentue la plongée ...et nous permet de participer à la réflexion possible d'un humain explorant les profondeurs marines.

Le phrasé staccato des claviers et de la section rythmique (Martin Helsop et Marc Béland) pose ensuite les bases de Spaces, pendant que la voix humaine et la trompette flottent au-dessus. Encore là, le contraste témoigne d'un goût certain de ses concepteurs.

La contrebasse introduit une autre trouvaille folk jazz : It's Not Ours, sertie de magnifiques ponts et chorus, lesquels sont solidement soudés à la charpente chansonnière. 

In separation, ballade spleenesque qui porte bien son titre, s'avère d'abord plus prévisible, plus convenue et dévoile toute sa singularité dans la ligne feutrée d'une mélodie que dessine la trompette. On enchaîne avec Two Solitudes, qu'on imagine s'inspirer des observations de cette Américaine émigrée chez nous, sans a priori. 

Au fur et à mesure que la prestation évolue, Emma Frank hausse le volume, assoit son autorité sur une puissance vocale insoupçonnée d'entrée de jeu. Les entrelacements de la trompette et de la voix se font plus musclés, plus tempétueux sur Stormy Season - précédée de Clouds... comme la météorologie le suggère il va sans dire.

Vient The People We're Becoming, chanson-titre du récent album de la chanteuse, pièce à multiples volets et parenthèses qu'on se plaît à ouvrir. La conversation musicale se densifie, on observe alors un superbe contrepoint entre la voix, la trompette, la contrebasse, la batterie, le piano.

La ballade jazzy Life Flows In précède le rappel, Patience révèle une autre improvisation vocale des plus concluantes. 

On se dit alors qu'il y a encore du chemin à parcourir pour qu'Emma Frank occupe tout l'espace orchestral qui lui est destiné et... qu'on a raison de faire mousser la jeune carrière de cette chanteuse très douée, entourée de musiciens très doués, intelligents, inspirés et inspirants.