Chaque FIJM a son lot de vétérans indémodables, maîtres sages et discrets, jazzmen ayant passé l'épreuve du temps et qui imposent de facto le plus grand respect. Venus cette année, Fred Hersch, Dr. Lonnie Smith, Randy Weston et Bob Mover sont de ceux-là. Retour sur leurs prestations montréalaises.

Dr Lonnie Smith et ses ondes thérapeutiques

Quiconque a déjà été soigné par les ondes du bon Docteur Lonnie Smith dégaine sa carte soleil et retourne à son cabinet. Deux ans plus tôt, ce personnage atypique avait été brillant à l'Upstairs en petite formation, on lui a préparé un retour par la grande porte, enfin... celle du Gesù avec guitariste (Ed Cherry), batteur (Jonathan Blake), trois saxophonistes (John Ellis, Ian Hendrickson-Smith, Jason Marshall) , tromboniste (Alan Ferber) et trompettiste (Andy Gravish). 

La thérapie se fonde sur une mixtion vivifiante de soul, blues, bebop, funk de la première ligne, enfin toutes les musiques propices au Hammond B3 que maîtrise l'excentrique toubib. Sa procession dans l'amphithéâtre avec cette étrange canne musicale (sorte de basse électrique) et tous ses souffleurs en file indienne devra être considéré comme un moment d'anthologie au FIJM! Lundi soir dernier, il a mis à l'épreuve le personnel du Gesù et largement défoncé l'horaire de la série Jazz dans la Nuit.



Fred Hersch, le maître

Il fut le professeur de Brad Mehldau, de notre Julie Lamontagne et de tant d'autres pianistes ayant frayé leur chemin sur la planète jazz. Fred Herch n'a pas un style flamboyant. Ne danse pas devant son clavier en poussant des cris orgasmiques. On lui connaît une santé précaire depuis nombre d'années, il survit courageusement à une infection au VIH. Musicien réservé, l'homme de 59 ans représente néanmoins ce que le piano jazz peut offrir de meilleur, si l'on exclut le spectacle de l'extrême rapidité et autres passes à l'emporte-pièce. 

L'organisation du discours pianistique tient à l'élégance du jeu, le sens mélodique, la limpidité des phrases, l'équilibre entre main gauche et main droite, la profondeur harmonique, la perfection rythmique et la connaissance profonde de tous les acquis historiques du piano jazz.  À ce titre, Fred Hersch est un grand maître. Et c'est ce qu'il nous a démontré une fois de plus le week-end dernier, en formule trio - Ross Pederson, batterie,  Aidan Carroll, contrebasse. Pour apprécier, cependant, il faut dépasser la première impression. Oui, il s'agit de jazz classique, mais il s'agit la fine moelle du jazz classique.

Randy Weston, pédagogue et aventurier

À 88 ans, le pianiste Randy Weston est encore parfaitement capable de jouer plus de deux heures devant public. Cousin de feu Wynton Kelly, il est parmi les derniers musiciens vivants à exprimer ce point de vue afro-américain au piano. Sa vaste expérience, sa culture profonde du jazz noir des années 20, 30, 40 et 50, son imagination débordante participent d'une authentique singularité pianistique. Ses énormes mains ne sont pas celles d'un virtuose mais d'un instrumentiste ayant trouvé sa voie, ce qui importe davantage en musique. 

Communicateur hors-pair, il sait nous ramener dans différents épisodes de sa longue carrière, notamment ses longues années passées au Maroc et en Afrique de l'Ouest. Aventurier du jazz moderne, Randy Weston sait encore dialoguer avec le saxophone, en l'occurrence le ténorman Billy Harper qui lui donnera la répartie tout au long de ce généreux concert donné mercredi à la Cinquième salle de la Place des Arts.

Photo Marianne Laugel

Fred Hersch

Bob Mover, valeureux et persistant

Les quinquas férus de jazz se souviennent probablement de Bob Mover, jadis très présent sur les scènes montréalaises dont le défunt Soleil Levant. Jeune loup des années 70,  le saxophiste américain était dans le décor. Son jeu fiévreux au sax alto lui avait rapidement valu des embauches chez Charles Mingus et  Chet Baker, pour ne nommer que celles-là. Bob Mover a toujours travaillé, n'est jamais devenu une vedette. Pas de contrat de disques majeur, pas d'agent très influent. Mais l'homme a toujours alimenté sa passion du jazz moderne, fameux corpus des années 45-60. 

Le sexagénaire est un musicien classique en ce sens, et se voit désormais coiffé de l'aura de ces vétérans qu'il fait toujours plaisir d'entendre jouer et même chanter! Mardi dernier à l'Upstairs, il était accompagné de sidemen respectés: le guitariste Joe Cohn (fils du légendaire saxophoniste Al Cohn), le contrebassiste Bob Cranshaw (éternel sideman de Sonny Rollins) et le batteur Steve Williams. Malgré de légers problèmes d'amplification de la basse, le set passé en compagnie de ces messieurs a éveillé bien des souvenirs.

Photo Jean-Pierre Leduc

Bob Mover

Peter Bernstein, Harold Mabern, Jimmy Cobb, John Webber

Peter Bernstein a étudié avec le grand Jim Hall, ça s'entend.... samedi et dimanche à l'Upstairs. Ce style guitaristique correspond aux années 50, ce qui est loin d'être un tort : des musiciens choisissent de s'y consacrer une vie durant, d'y proposer leurs petites réformes, d'en améliorer la facture. Impeccable technicien, interprète habité, le New-Yorkais est donc un jazzman classique, c'est ainsi qu'il faut recevoir l'art qu'il pratique avec les instrumentistes qui partagent sa passion - dans le cas qui nous occupe, le contrebassiste John Webber, et ces perles rares ayant vécu l'âge d'or du jazz moderne, c'est-à-dire le batteur Jimmy Cobb, valeureux artisan qui participa aux séances historiques de l'album Kind of Blue (Miles Davis), et surtout ce pianiste magnifique qu'est Harold Mabern, musicien originaire du Tennessee à l'instar du grand Phineas Newborn Jr qu'il admirait. Les témoins de cette époque ne sont pas légion, c'est donc un privilège de pouvoir les entendre aux côtés de plus jeunes qui en saisissent parfaitement l'esprit.