En route vers le terrain de basketball du parc Soeur-Madeleine-Gagnon, dans La Petite-Patrie, Charles Lavoie montre une table à pique-nique. «C'est ici qu'on a fait notre premier jam», dit-il

«On», c'est le duo de voix fusionnel composé du chanteur de b.e.t.a.l.o.v.e.r.s et de Frannie Holder, l'une des voix de la formation hip-hop Random Recipe. Le collègue Vincent Legault allait ensuite se greffer à l'aventure indie, qui a vraiment quitté les nuages il y a deux ans, au Quai des brumes, rue Saint-Denis.

Cette soirée-là, sur l'ardoise du bar, Charles a écrit et effacé à l'improviste trois noms de band. «Lorsque nous avons commencé le show, c'était inscrit Dear Criminals, alors on était pris avec ça», dit en riant Frannie, une fois assise en indien avec ses deux complices dans un coin d'ombre du site grillagé.

Misogynie et vulgarité

Deux ans ont passé, et deux EP sombres et fins, Weapon et Crave, ont atteint le coeur et les oreilles des mélomanes. En voilà un troisième tout chaud, Woman, issu d'une collaboration multidisciplinaire avec la cinéaste Monia Chokri dans le cadre d'un MIXOFF au festival d'arts vivants OFFTA, à Montréal. Le petit brûlot, enregistré en live, présente une collection de six succès pop complètement transformés.

Tous dessinent, dans une facture électro-folk minimaliste, les contours de la femme-objet. La reprise de Wrecking Ball (Miley Cyrus), amputée de son refrain, ou de Sweat, A La La La La Long (Inner Circle), sur laquelle une analogie du viol se fait ironiquement envoûtante, provoquent tantôt la surprise, tantôt le malaise. Une critique de cette chair féminine mise aux enchères, oui, mais aussi «un hommage à des mélodies puissantes qui ont traversé le temps», nuance le guitariste et arrangeur Vincent Legault, tandis que sa cigarette envoie des nuages de fumée.

«Ce sont des chansons pour la plupart misogynes ou vulgaires, et avec le contexte scénique, le message était peut-être plus clair», poursuit Frannie, qui ignorait qu'une captation allait pérenniser leurs performances. «Le spectacle a suivi une longue réflexion et plusieurs discussions, ajoute Charles. Ça reste un luxe assez rare dans le milieu de se poser des questions plutôt que de juste jouer pour le trip.»

Lors de l'écoute, la qualité du son et l'originalité des relectures ont convaincu Dear Criminals d'en faire un troisième mini-album, qui s'est matérialisé quelques semaines plus tard. Avec une vingtaine de pièces autoproduites en banque, n'est-il pas l'heure de penser à l'album complet? Le format, l'industrie, la tradition, la machine: très peu pour eux. «Nos projets avec le groupe sont des bulles, explique Vincent. C'est un polaroïd qui fige un instant.» Et qui développe la photo sans retouches ni intermédiaires.

Les trois membres voguant vers d'autres horizons - Random Recipe a notamment occupé la grande scène TD du Festival de jazz samedi -, un disque entier risquerait d'être construit de manière saccadée et sacrifierait une spontanéité chère au groupe. «Même d'un point de vue marketing, on étire notre présence médiatique dans un milieu où les buzz durent deux semaines au maximum», renchérit Frannie.

Deux facettes

La chanteuse, qui passe d'une voix puissante «à la Aretha Franklin» au sein du quatuor hip-hop «à une voix de tête» aux côtés de Charles Lavoie, explore ainsi deux facettes de sa personnalité. «Est-ce que vous vous trouvez plus matures avec Dear Criminals?», demande Charles à ses partenaires, qui viennent de qualifier le public du projet de plus «radio-canadien».

Un peu, diront-ils. «Random, c'est le côté enfant et énergique, observe Frannie. Avec les Dear Criminals, on se met à nu et il faut laisser nos ego de côté. C'est plus déstabilisant.»

Le trio jamme peut-être de moins en moins, mais il livre de plus en plus de concerts. Et sans doute pour longtemps, tellement il sait dribler avec le plaisir du jeu et la nécessité d'esquiver les pièges de l'industrie. Leurs trois premiers EP valent déjà au moins trois points.

Du 30 juin au 2 juillet au Savoy du Métropolis, dans le cadre du Festival de jazz.