Comme tant d'autres, l'album For Being Apart s'était trouvé dans une pile à évaluer sommairement. Quelques mesures ont suffi pour donner l'envie d'une écoute intégrale. Superbe voile, timbre unique, intelligence de l'émotion, vaste spectre de l'expression, entre puissance et délicatesse, très beaux choix esthétiques, raffinement des artistes d'exception.

Jazz vocal hors du commun!

Il fallait parler d'Emma Frank, ce qui fut fait l'an dernier. Il fallait aussi parler à Emma Frank, ce qui vient d'être fait à l'occasion de son passage au Festival international de jazz de Montréal (FIJM).

On a tôt fait d'observer qu'elle a aussi des aptitudes probantes pour l'art de la conversation. Elle nous apprend d'abord qu'elle est l'enfant unique d'une professeure d'économie à l'université du Massachusetts à Boston et d'un gestionnaire de projets pour une association étudiante américaine. Visiblement, elle a pu compter sur une très bonne éducation dans le plus vaste bassin universitaire des États-Unis.

«Pour cela, c'est le meilleur endroit sur ce continent, pense la femme de 26 ans. Pour la musique et la création artistique en général, cependant, je préfère Montréal. Le soutien aux artistes et l'ambiance propice à la création y sont supérieurs. Même dans un contexte difficile pour les arts, cela demeure impressionnant pour une Américaine.

«Cela dit, je vais régulièrement à Boston ou à New York afin d'y suivre des formations avec des professeurs de chant comme Dominic Eade [du New England Conservatory]. C'est comme si Joni Mitchell avait un doctorat! Rentrer au pays est aussi intéressant pour les contacts: celui qui m'accompagnait pour mes récitals est dans le groupe d'Esperanza Spalding, un de mes anciens profs de chant compte Ben Monder dans son groupe...»

Compétition avec soi-même

Emma Frank était âgée de 18 ans lorsqu'elle s'est installée à Montréal afin d'y étudier la littérature à l'Université McGill. Huit ans plus tard, elle y fait sa vie après avoir acquis le statut de résidente permanente. On imagine la suite des choses.

«Pour l'instant, il n'y a pas d'autre ville où je voudrais résider. Ma création se passe ici, ma communauté [d'amis et d'artistes] est ici. Je sais bien que le dynamisme est grand à Brooklyn, mais la qualité de vie y est inférieure, à moins que la carrière prenne un réel envol. Un certain niveau de compétition est souhaitable, mais j'estime devoir être d'abord en compétition avec moi-même.

«Dans la vie d'une jeune chanteuse, il y a surtout cette compétition ridicule: elle entre dans une pièce remplie de rivales qui chuchotent en la regardant. Ça, non! Ça m'enlève totalement l'envie d'exercer ce métier.»

Emma Frank chante depuis l'âge de 3 ans. Il fut un temps où l'enfant douée envisageait devenir une excellente élève du chant jazz et... l'artiste a progressivement pris le pas sur la technicienne.

«J'ai interprété le Great American Songbook, de Peter Pan à Cabaret en passant par Summertime. Pourtant, plus j'ai grandi, moins j'ai pu me voir dans cet univers de standards. Ces chansons sont universelles, mais elles furent écrites pour la plupart à une époque où les femmes aspiraient à ne devenir que de bonnes épouses - «Je ne sais pas ce que je ferais si tu me quittais, je serais ruinée» -... Voyez le genre?»

On peut comprendre pourquoi Emma Frank a entrepris de créer son propre répertoire.

«De plus en plus, le personnel devient universel, et l'universel devient personnel. Mais je ne parle pas du sucre que je ne mets pas dans mon café! Par exemple, je peux aborder le thème des relations d'amour qui durent très longtemps et qui finissent aussi par s'éteindre. Mes chansons sont donc plus narratives que les standards. Pour moi, textes et musiques sont d'une égale importance; les deux émergent simultanément. Je dois me sentir aussi bien avec les mots qu'avec les notes.»

Autant dire que le répertoire d'Emma Frank se positionne entre jazz et folk-pop de création.

«Je ne suis pas faite pour le scat et les standards, rappelle-t-elle. Je suis consciente de ma personnalité vocale et j'essaie de créer des chansons qui mènent naturellement aux solos, où l'improvisation est intégrée. Je veux que ces chansons tiennent mon groupe bien soudé, toujours spontané, très impliqué dans l'expression.»

Nouvel album

Quant à l'instrumentation de la chanteuse, elle ne déroge en rien des normes jazzistiques: piano (Isis Giraldo), contrebasse (Gabriel Drolet), batterie (Marc Béland), trompette (Simon Miller).

On apprendra d'ailleurs que le groupe d'Emma Frank a signé un contrat avec le nouveau label montréalais The 270 Sessions; un nouvel album sera enregistré l'automne prochain.

D'aucuns ont associé son style à celui de Joni Mitchell; elle s'en formalise poliment. «On dit la même chose de Becca Stevens ou de Dominique Eade... C'est devenu une comparaison facile, car plusieurs chanteuses utilisent aujourd'hui leur voix de tête, usent de mélodies proches du folk-pop, explorent la thématique des relations interpersonnelles. Mais elles sont toutes différentes!»

Au Savoy du Métropolis, jeudi soir, 19h.