Vous savez ce que ça veut dire, être une artiste? La voix au bout du fil est tendue et un brin condescendante. C'est la voix de Trixie Whitley, fille du guitariste et chanteur de blues rock Chris Whitley, emporté par un cancer en 2005. Au moment de sa mort, Trixie n'avait que 17 ans, mais déjà un désir ardent de chanter, de composer et surtout de mener sa barque comme elle l'entendait.

«Moi, je n'ai pas envie d'être un quelconque produit de consommation. Je veux innover. Aller là où on ne m'attend pas. Je veux être une artiste. Vous savez ce que c'est, une artiste?», m'a-t-elle répété avec une impatience grandissante dans la voix.

L'entrevue en prévision de son concert au Club Soda, le 27 juin, à l'occasion du Festival international de jazz de Montréal avait pourtant bien commencé. Après deux annulations, un mauvais numéro et une mise en attente, sa voix fraîche avait résonné au bout du fil. Enfin!

Sachant qu'après la séparation de ses parents, elle avait grandi à Gand, en Belgique, avec sa mère belge et francophone, je lui ai adressé quelques mots en français. Elle m'a répondu dans un français impeccable et presque sans accent tout en affirmant qu'elle n'était pas bilingue, ce qui pourtant semblait être le cas.

Puis, nous avons parlé de Montréal, une ville qui l'accueillera pour la cinquième fois en moins de trois ans et où elle compte un nombre grandissant de fans.

Nous avons aussi parlé du fait qu'avant de chanter, Trixie dansait. Et pas avec n'importe qui. De l'âge de 12 à 15 ans, elle a dansé pour Les Ballets C de la B, une prestigieuse compagnie de danse contemporaine belge menée à l'époque par le grand chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui.

«J'ai adoré danser et j'espère bien pouvoir retravailler un jour avec Cherkaoui, mais, tout le temps que je dansais, la musique me manquait beaucoup. Un jour, je me suis rendu compte que je ne pouvais tout simplement pas vivre sans faire de la musique et sans chanter.»

La muse de Black Dub

C'est à peu près à ce moment-là que Trixie a quitté la Belgique pour aller vivre à Brooklyn et être plus proche de son père mal en point. Gagnant sa vie comme serveuse le jour, la nuit venue, Trixie apprenait les rudiments de la guitare et du piano, elle qui était avant tout une batteuse accomplie. Trois ans après la mort de son père, elle a enregistré son premier album, Strong Blood, lequel, grâce à sa mère, s'est retrouvé entre les mains du réalisateur-producteur Daniel Lanois.

Je pourrais écrire que le reste appartient à la légende dans la mesure où, 20 ans plus tôt, par un autre concours de circonstances, Daniel Lanois avait découvert Chris Whitley et décidé de produire son premier album. L'histoire se répétait donc de père en fille, sauf qu'au lieu de produire le nouveau disque de Trixie, Daniel Lanois en a fait la muse et la chanteuse de son projet Black Dub.

La première fois que Trixie est venue chanter à Montréal, il y a trois ans, c'était avec Daniel Lanois et son groupe Black Dub. Or, elle retrouvera Lanois et Black Dub à la salle Wilfrid-Pelletier, le 26 juin, la veille de son concert au Club Soda.

J'ai eu le malheur de lui demander si elle était heureuse de se retrouver sur scène avec son mentor. Elle a tiqué au mot «mentor». Et puis, si j'ai bien compris, depuis trois ans, Trixie et Daniel Lanois ne se parlent pas trop.

«Nous avons certains problèmes de communication», a-t-elle dit laconiquement. Prochaine question. J'ai été prise de court. Je pensais que Trixie allait me chanter les louanges de Daniel Lanois. Elle m'a plutôt chanté les louanges d'Emmylou Harris qui fera partie du concert à la Place des Arts et qu'elle a retrouvée sur scène à Toronto avec Lanois pendant le festival Luminato.

Pas la prochaine Amy

Et puis, j'ai eu cette remarque fatale sur le fait que quatre ans et deux albums plus tard, Trixie fait encore de petites salles comme le Club Soda. Avec son talent et sa voix si envoûtante, je lui ai dit que je ne comprenais pas que ça lui prenne autant de temps à émerger. Elle s'est énervée, vexée que je passe sous silence la sortie de son nouvel album, Fourth Corner, au printemps dernier, et la tournée mondiale d'un an qu'elle vient de terminer.

Puis, elle s'est mise à se plaindre de l'industrie. «Je ne suis pas assez soutenue par l'industrie, a-t-elle déploré. Ils veulent que je sois la prochaine Amy Winehouse, mais moi, ça ne me tente pas. Je n'ai pas envie d'être cataloguée comme une chanteuse de blues. Je veux innover. Si vous pensez que c'est facile pour une jeune femme dans la vingtaine de faire son chemin dans ce milieu-là, vous n'avez rien compris!»

Ces dernières paroles sont sorties précipitamment de sa bouche comme un reflux de bile et de frustration. Elle avait raison. Je n'avais rien compris à ce qui peut pousser une jeune femme talentueuse à prendre le mors aux dents et à ne pas voir que la journaliste, au bout du fil, est une admiratrice, pas une ennemie.

J'ai mis fin à cette entrevue qui ne s'en allait nulle part en me disant que ça m'apprendrait. La prochaine fois, j'irai entendre Trixie chanter de sa belle voix rauque et mélancolique, mais je laisserai aux autres le soin de la confesser.

Au Club Soda le 27 juin 19h; Trixie Whitley participera aussi au concert de Daniel Lanois à la salle Wilfrid-Pelletier le 26 juin 19h30.