Voilà exactement ce que je recherche dans les nouvelles formes électrifiées et numérisées que propose le jazz en 2010. Une signature. Une démarche. Une progression dramatique. Une pensée riche et singulière. Un parti-pris pour la beauté et la sensualité, bien au-delà de la virtuosité. L'art du conte sonore, en fait.

Spark of Being, corpus de ce concert suggéré par le groupe Keystone, est une musique de film, créée par le trompettiste Dave Douglas pour le cinéaste Bill Morrison. Ce dernier a procédé à la reconstruction du film Frankenstein inspiré d'un fameux conte de Mary Shelley - écrit au début du 19e siècle. Morrison y recycle des fragments tirés d'autres films afin de donner une nouvelle vie à la production. La sortie de ce film coïncide avec le 100e anniversaire de sa première adaptation cinématographique.

En attendant son visionnement, on pouvait se faire son cinéma entre les oreilles, ce mercredi au Gesù. Car Spark of Being, musicalisé par le groupe Keystone, s'avère un environnement musical autosuffisant. Terre fertile où les éléments électroniques, somme toute, demeurent relativement ornementaux, étoffent l'interprétation en temps réel. Déclenchés à l'arrière-scène, les sons de synthèse complètent ainsi le travail des interprètes et improvisateurs, tous au service de la composition.

La batterie de Gene Lake, qui peut en faire autant que Manu Katché s'il le désire, ne flashe pas. La contrebasse relativement discrète de Brad Jones a beaucoup à faire pour soutenir cette diversité de climats, cette succession infernale de séquences polyrythmiques. Au Fender Rhodes, Adam Benjamin s'emploie à créer la moquette harmonique nécessaire à l'élaboration du discours mélodique. Ce discours est essentiellement émis par la trompette de Dave Doublas et le saxophone ténor de Marcus Strickland.

Sur l'album Spark of Being (bientôt lancé sous étiquette Greenleaf Music), on remarque la contribution de DJ Olive, membre de Keystone à qui son leader a accordé un congé parental. Et dont on reprend sur scène l'essentiel des propositions électroniques - de manière plus ténue que sur l'album.

En résumé, le territoire que nous fait parcourir Keystone ne manque pas de relief, tant dans ses dynamiques et niveaux d'intensité que dans sa densité instrumentale. Ce paysage est d'autant plus riche sur le plan des thèmes prévus par Dave Douglas, et exposés par les instruments mélodiques. On doit  recevoir le tout comme une oeuvre qui commence au point A et qui se termine au point Z.

Ce qui me mène à formuler ceci: pour beaucoup de musiciens, une vaste majorité en fait, cette forme qu'on appelle le jazz sert à se propulser à l'avant-plan. Pour Dave Douglas comme c'est le cas pour les meilleurs compositeurs de l'heure (David Binney, Steve Coleman, Pierre de Bethmann, Greg Osby, Maria Schneider, Darcy James Argue, etc.), c'est presque le contraire: les improvisations, les exploits de chacun, sont au service d'un tout cohérent. D'une histoire. D'une fresque organisée mais qui laisse libre cours à la spontanéité de l'expression ici et maintenant.

Après le point Z? Au rappel, on aura droit à une relecture vivifiante d'Epistrophy, grand classique du jazz moderne signé Thelonious Monk et toujours criant d'actualité. Galvanisés par cette version en mode Keystone, Dave Douglas et sa bande coifferont le tout d'une version musclé et festive de Fatty's Plucky Pup, une musique inspirée d'un film muet de 1916, et dont le chien vedette gagnait un salaire hebdomadaire considérable pour l'époque!

Il est permis de croire que les fournisseurs de contenu y étaient mieux traités qu'à l'aube de l'ère numérique...