Ce printemps, Wallace Roney a passé un petit moment à Montréal, soit à l'ouverture officielle de l'exposition au Musée des Beaux-Arts consacrée à Miles Davis. À cette occasion il a affirmé alors considérer Miles comme «le plus grand musicien des 200 dernières années». Comme par hasard, il en est le dauphin désigné...

En 1983, Davis avait été stupéfait par le jeu, le phrasé et la filiation esthétique dont faisait état le jeune jazzman. Il lui avait alors donné un de ses trompettes, geste que d'aucuns avaient interprété comme un puissant symbole. Pour Wallace Roney, le cadeau était immense mais... comportait aussi une charge très lourde à porter et... une pincée de poison dont il doit encore atténuer les effets.

Nous sommes en 2010, le trompettiste est respecté de ses pairs. Considéré parmi les meilleurs sur la planète jazz. Or, il a 50 ans et sa réputation est encore scotchée au cat des cats. On comprendra qu'il demeure sur ses gardes lorsqu'on aborde le sujet de sa propre contribution au genre.

«Si vous voulez parler de mon jeu de trompette, que plusieurs comparent trop facilement parce qu'ils n'en ont pas fait une écoute suffisante, il est effectivement tributaire de l'approche de Miles Davis. Or, ce style inclut aussi des éléments de Clifford Brown. que Miles n'aimait pas trop - bien que Clifford Brown vienne de Miles et dont le jeu présente des similarités. Clifford était un trompettiste «trompettistique», alors que Miles était un trompettiste en quête d'innovation.

«Je prends aussi exemple sur Woody Shaw, qui lui-même s'était inspiré du jeu de Freddy Hubbard pour en faire quelque chose de personnel. C'est ce que j'essaie de faire avec le style de Miles, c'est-à-dire reprendre les fondements de son style et aménager ces éléments à ma manière. Un peu comme l'a fait aussi Wayne Shorter avec John Coltrane. Vous savez, je me vois comme ces gars. Et j'ai pour objectif de pousser encore davantage.»

Hormis ces visées «panthonéoniennes», Wallace Roney fonde de grands espoirs sur son groupe régulier, qui lançait récemment l'album If Only For One Night (étiquette Highnote) et dont il sera certainement question ce soir au Gesù.

«Pour moi, il est essentiel d'en montrer l'évolution. Des concepts, issus de ce groupe à partir d'interprétations, y sont devenus de nouvelles pièces. Sur cet album, par exemple, j'ai aussi tenu à présenter des pièces de Herbie Hancock et de Tony Williams, que l'univers du jazz doit garder en mémoire. Ainsi, cet enregistrement public (au club Iridium de New York) résume de l'évolution de cette musique créée par mon ensemble.»

Comme c'est le cas depuis tant d'années, Wallace Roney y préconise la biénergie de la lutherie, c'est-à-dire l'alternance des moments acoustiques et de séquences électrifiées, question d'exprimer la prééminence des musiciens de jazz sur toutes les instrumentations.

«J'ai toujours voulu faire les choses ainsi. Nous, musiciens de jazz, sommes des musiciens supérieurs, nous sommes donc capables de jouer comme un groupe pop tout en accomplissant ce qu'un groupe pop ne sera jamais capable d'accomplir, si vous voyez ce que je veux dire. Prenons l'exemple de Marcus Miller, qui a fait Tutu avec Miles. Il a une attitude R&B / funk, bien que l'on ressente dans sa musique l'amour du jazz. Mais on y entend aussi Kool & The Gang, Jungle Boogie... C'est super, mais le jazz a plus à offrir.

«Si vous m'écoutez, renchérit le trompettiste, vous y trouverez les racines de Charlie Parker, Art Tatum, Nat Cole, Gil Evans, Charles Mingus, Bix Beiderbecke, Louis Armstrong, Miles Davis, A Love Supreme, Nefertiti... la richesse de la grande musique noire. Si tu es un musicien professionnel, tu ne peux jouer Giant Steps après deux jours de découverte, alors que tu peux le faire aisément avec Jungle Boogie. C'est pourquoi je préfère les formes musicales plus avancées tout en puisant dans les formes populaires.»

Wallace Roney aspire-t-il donc à la grande synthèse du jazz moderne ? Quelle en serait la contribution ? Encore là, la réplique du musicien s'annonce péremptoire :

«Je vois où voulez en venir, suspecte-t-il d'entrée. Vous savez, personne ne fait les choses comme je les fais. J'ai étudié avec les grands maîtres du jazz. J'ai appris à jouer leurs formes, à les maîtriser. Ce que je tends à faire maintenant, c'est reprendre ces formes afin de les faire évoluer. Je peux les modifier, les reprendre, les ouvrir, faire en sorte qu'un standard en devienne un autre. Ainsi l'interprétation devient compositionnelle, une nouvelle forme s'inscrit dans une autre.»

Pour réaliser ses ambitions pour le moins élevées, Wallace Roney compte sur un noyau stable de musiciens - Antoine Roney, saxophones, Aruan Ortiz, claviers, Rashaan Carter, contrebasse, Kus Abadey, batterie.

«J'ai été très chanceux de participer à de grands groupes, et je me sens aussi chanceux de pouvoir compter sur mon groupe À mes musiciens, je donne beaucoup à apprendre car ils doivent assimiler parfaitement ce par quoi je suis passé. Et en faire quelque chose de personnel. Ainsi, autour de cette tâche à accomplir collectivement, se crée une unité au sein du groupe.»

«Le jazz, pose-t-il en guise de conclusion, ne doit pas être une leçon d'histoire. Il doit plutôt montrer que la plante ne cesse de pousser.»

L'Histoire nous dira si Wallace Roney aura été un des plus grands de son époque, si ce cadeau de Miles était justifié. Chose certaine, le dauphin désigné croit toujours être capable d'en faire la démonstration.

L'ensemble de Wallace Roney se produit lundi soir, 22h30, au Gesù.