Pour sa conception unique de l'espace sonore, pour la souplesse et la vigueur de son attaque au clavier, pour son sens très particulier du rythme, Ahmad Jamal est considéré comme l'un des grands pianistes du jazz moderne. Né un 2 juillet de l'année 1930, le musicien est le dernier survivant de sa génération ayant accédé à cette catégorie supérieure.

Ahmad Jamal revient enfin à Montréal après une vingtaine d'années d'absence. Le jour même de ce retour, il aura 80 ans. Vous avez des doutes sur la qualité de son jeu à son grand âge ? C'est mal connaître ce pianiste ! Procurez-vous l'un ou l'autre de ses enregistrements récents : After Fajr (2005), It's Magic (2008), Poinciana - One Night Only (2008) ou encore A Quiet Time (2009).

« Ma vitalité ? Je viens de Pittsburgh! En sont également issus Erroll Garner, Billy Strayhorn, George Benson, Andy Warhol, Kenny Clarke, Earl Hines, Billy Eckstine, Ray Brown, Stanley Turrentine, Art Blakey, Gene Kelly... la liste peut s'allonger vraiment! Nous, qui provenons de Pittsburgh, restons frais car cette ville est spéciale. Je l'ai quittée en 1948 mais j'y suis resté très attaché. »

Au bout du fil, l'homme est rieur, détendu. Hormis ces ondes favorables de Pennsylvanie, Monsieur Jamal, où puisez-vous cette vigueur ?

« Je me vois encore grandir. Vous savez, la force d'un musicien se traduit par les déclarations artistiques qu'il fait sa vie durant. Il ne faut jamais arrêter d'évoluer. Billy Strayhorn n'avait-il composé Blood Count alors qu'il était au seuil de la mort? C'était devenu une pièce emblématique pour Stan Getz qu'il a jouée régulièrement lorsqu'il fut atteint d'un cancer à son tour. C'est un cadeau du Créateur que de créer jusqu'à la transition. »

«Louis Armstrong n'est pas mort»

Nous ne mourrons pas, croit Ahmad Jamal, nous ne faisons qu'une transition. L'immortalité, donc.

« C'est pourquoi nous parlons encore des gens qui ont effectué cette transition. Louis Armstrong n'est pas mort, son esprit vit toujours. Miles Davis vit toujours, nous avons commémoré le 50e anniversaire de l'album Kind Of Blue, paru en 1959. » C'était un an après la sortie d'un de ses propres classiques, album que tout amateur de trio jazz doit avoir dans sa collection : At the Pershing : But Not for Me (étiquette Affinity), enregistrée sur scène avec le batteur Vernel Fournier et le contrebassiste Israel Crosby.

Un demi-siècle plus tard, Ahmad Jamal n'a toujours pas connu le déclin.

« Nous ne cessons de croître si nous sommes bénis par le Créateur », pense le musicien. On ne le relancera pas sur cette notion car il est strictement interdit de causer religion avec le monsieur, dont les croyances doivent rester privées.

Parlons plutôt d'évolution et de pérennité ! Car grandir, pour Ahmad Jamal, c'est d'abord alimenter sa curiosité.

« J'essaie encore de savoir comment fonctionnent les touches noires et les blanches. (rires) Et je m'applique à composer de nouvelles pièces comme Morning Fly, destinée aux enfants. Le lancement a eu lieu il y a quelques jours dans une école de Long Island, ce fut très touchant. Vous savez, j'aime écouter la musique des enfants de 1 à 92 ans !

« La musique n'obéit pas aux critères de l'âge, elle ne cesse de sauter ces barrières. Pourquoi croyez-vous que nous écoutons encore Mozart ? Pendant que nous parlons ensemble, des centaines de jeunes Montréalais sont en train de répéter une pièce de Mozart ! Bach, Beethoven, Ellington, Count Basie, Art Tatum... Prenez Art Tatum, sa musique est aussi fraîche aujourd'hui qu'elle ne l'était dans les années 30 ou 40. »

L'un des plus singuliers

Au sommet de ses influences, d'ailleurs, Ahmad Jamal situe le premier pianiste virtuose de l'histoire du jazz avec Nat Cole et Erroll Garner, deux autres maîtres l'ayant précédé. Au cours des années 50, émergeait ensuite une génération d'Afro-Américains surdoués tels Bud Powell, Phineas Newborn Jr, Tommy Flanagan ou notre Oscar Peterson. Parmi ces magiciens du clavier, Ahmad Jamal s'était avéré l'un des plus singuliers. Miles Davis l'admirait.

« Il était fan de mon jeu, j'étais fan du sien. J'aime cet arrangement ! (rires) »

Ahmad Jamal dit écouter énormément de musique, comme celle de la flamboyante pianiste japonaise Hiromi qu'il a parrainée dès son jeune âge. « N'est-elle pas une belle âme ? » lance-t-il d'un ton paternel et affectueux, avant de causer de ses goûts.

« Ces jours-ci, je redécouvre des enregistrements méconnus de Duke Ellington. Incroyable! Je ne comprends pas, d'ailleurs, pourquoi le jazz ne jouit d'une beaucoup plus grande visibilité. Encore de nos jours! Cette musique est si puissante qu'elle a pu triompher du peu d'appui à son endroit aux États-Unis. Cette musique a changé la face du monde musical, on devrait y avoir un accès beaucoup plus considérable. Le rôle des médias de diffusion est de trier le bon grain de l'ivraie. Nous n'en sommes vraiment pas là! Qui nous parlera de Phineas Newborn Jr, un des plus grands pianistes de l'histoire du jazz? », gronde le vétéran, qui s'inquiète aussi du sort de l'industrie de l'enregistrement et de ses protagonistes « une espèce en danger danger d'extinction ».

Pas question de retraite

Reste tout de même la scène, ce qui n'est pas rien. À Montréal, le bientôt octogénaire sera accompagné par le contrebassiste James Cammack avec qui il travaille depuis 27 ans, le batteur Herlin Riley ainsi que percussionniste portoricain Manolo Bradena - ex-membre de Weather Report. « Avec Dizzy Gillespie, rappelle notre interviewé, je fus l'un des premiers à employer un percussionniste dans un ensemble de jazz. Ma musique en dictait l'usage. Comme celui d'un guitariste, Ray Crawford à l'époque. Puis d'autres en avaient repris le concept, Oscar Peterson avec Herb Ellis, par exemple. » Pas sûr que Peterson et Jamal étaient de grands amis...

Pas question de retraite pour le monument, avons-nous saisi.

« La retraite? Vous savez, je prends ma retraite chaque jour! Et je suis très sélectif pour mes concerts. J'ai tourné au Brésil, en France et en Autriche. Ce mois de juin, je ne fais pas grand-chose: un concert à Saratoga... Puis je serai à Montréal le jour de mon anniversaire. Vous savez, je ne célèbre pas mes anniversaires... On le fait pour moi ! Pour mon 70e j'étais en France, et 2000 personnes s'en étaient chargés. »



L'ensemble du pianiste Ahmad Jamal se produit le 2 juillet, 21h30, au Théâtre Maisonneuve.