Conférencier international réputé, le philosophe italien Franco Berardi voit l'avenir en noir. En entrevue avec La Presse, il prédit le naufrage de l'Europe et la survie de l'Amérique, grâce à la technologie. Il milite en faveur d'une nouvelle alliance entre les arts et la technologie.

Vous avez été invité ici par la Biennale de Montréal, quelle est votre opinion sur l'art contemporain?

Il y a de l'argent dans le monde de l'art. Même dans les réseaux plus radicaux. Ce n'est plus l'activité artistique qui compte, cependant, mais la capacité d'être dans le marché. C'est ce qui permet même aux marges de survivre.

Et les arts en général?

Je suis fasciné par l'acceptation de l'horreur dans Hunger Games. Dans le troisième livre, il y a une révolte qui n'a ni joie, ni espoir, ni solidarité. La guerre domine tout. Dans la blogosphère de Hunger Games, on ne parle que des costumes et de l'esthétique. Les jeunes pensent qu'il est inutile de sortir de ce monde, alors la seule chose à faire, c'est de s'habiller de façon agréable. C'est le cynisme d'Hollywood, soit l'acceptation de ce qui paraît inéluctable.

Vous croyez qu'il faut recréer des solidarités entre les arts et la technologie, les artistes et les travailleurs.

Notre tâche n'est pas de promettre que les choses vont changer rapidement, mais plutôt de maintenir l'intelligence du possible. C'est triste et horrible, mais je m'attends à ce que la guerre change les choses. Les automatismes ont une telle force qu'il n'y a qu'une façon de les démanteler et de s'en libérer, c'est de régresser à un niveau de physicité absolue. Le pire drame serait que, dans la catastrophe, l'imagination disparaisse.

Vous pensez que la situation va empirer?

Je suis pessimiste. D'un point de vue euro-asiatique, les 20 prochaines années vont être très noires, marquées par la guerre, la précarité généralisée et le retour de la misère économique massive. Je n'ai jamais vu une situation comme celle que l'on vit en Italie, en Espagne et en France. Cela ne passera pas rapidement.

Vous êtes très critique à l'égard du capitalisme financier.

La technologie subordonnée à l'économie s'est transformée en une nécessité qui réduit les possibilités de l'imagination. La nécessité a pris la relève de la possibilité. La possibilité est cachée, ensevelie sous la nécessité de l'affrontement, de la guerre et de la régression sur le plan économique et social.

Pourtant, il y a eu 2011 et le mouvement Occupy, le Printemps arabe et les carrés rouges au Québec.

Le mouvement québécois est le seul qui n'ait pas connu la défaite. Le mouvement Occupy a suscité un espoir non pas de bouleverser le monde, mais de créer un mouvement de longue durée qui rend possible l'émancipation de la technologie de la domination financière. La machine a été plus forte. Le mouvement a été incapable de développer une pensée et une pratique à la hauteur. Il a continué de penser en termes de révolution et de politique. La politique n'est plus rien aujourd'hui. Ça n'a aucun pouvoir réel sur l'histoire des êtres humains.

Votre livre Après le futur définit votre position sur le progrès. Quel sera le prochain?

Mon prochain livre portera sur le suicide. Il a augmenté de 60 % dans les 30 dernières années, soit les années néolibérales. Le rythme de la vie est devenu intolérable pour plusieurs. Lorsque le principe de socialisation est basé sur l'idée que la compétition est la seule chose qui compte au niveau de l'économie, mais aussi au niveau des relations interpersonnelles, il n'y a plus rien à faire.

L'éducation représente-t-elle une solution?

Presque partout, la réforme de l'éducation consiste en une réduction du financement, voire en son annulation dans les facultés des sciences humaines et des arts. Si vous vous inscrivez dans une telle faculté en Angleterre, vous devez payer et attendre que le nombre d'étudiants soit suffisant pour couvrir les dépenses. J'aime beaucoup les ingénieurs, mais des ingénieurs qui n'ont plus la possibilité de parler avec des poètes, c'est le pire cauchemar.

Vous croyez que l'Europe est condamnée, mais l'Amérique?

Le destin de l'Amérique m'échappe un peu. Il y a un déclin géopolitique des États-Unis, c'est évident. Ils ne sont plus capables d'imposer leur volonté nulle part. C'est contrebalancé par le fait que l'Amérique est une puissance technologique globale. J'ai l'impression que le prochain siècle sera américain. Le cyberespace sera le lieu où le pouvoir américain se reproduira.

BIFO en cinq dates

1949

Franco Berardi, connu aussi sous le surnom de Bifo, naît à Bologne, en Italie.

1976

Ce militant très actif participe à la création de la première radio pirate en Italie.

1985

Il retourne en Italie après des années de voyage, en France et aux États-Unis, notamment.

1993

Il publie Mutazione e cyberpunk où il prédit l'explosion des réseaux sociaux comme phénomène culturel décisif.

2011

Il publie After the Future, qui affirme que la croissance économique doit faire place au partage de la richesse et à l'intelligence cognitive.