Montréal, décembre 1973. Quelques mois avant l'émergence - le mot n'est pas encore à la mode - d'Harmonium et de Beau Dommage, deux groupes qui allaient définir les nouveaux paramètres de la musique québécoise, André Gladu organise au Gesù le premier Festival de musique traditionnelle du Québec.

Diplômé de l'École des beaux-arts, Gladu a déjà réalisé le documentaire Le reel du pendu et travaille alors, avec le caméraman et producteur Michel Brault, à la série Le son des Français d'Amérique, résultat d'une vaste recherche qu'il avait entreprise des années auparavant, en quête de l'équivalent québécois du blues, la musique traditionnelle des Noirs américains (1).

Toujours sous l'égide du Service d'animation socioculturelle de l'UQAM, il retourne au Gesù, en octobre 1974, avec un deuxième Festival de musique traditionnelle: Acadie-Louisiane-Québec - Le son des Français d'Amérique.

L'apothéose arrive l'année suivante sous le nom de Veillées d'automne, que Gladu et son équipe présentent, cinq soirs de suite, à l'auditorium du Plateau: Québec/Acadie, Québec/Louisiane, Québec/Bretagne, Québec/Irlande et, en clôture, La Veillée des veillées, qui donnera un album double et un film réalisé par Bernard Gosselin (ONF, 1976).

Y apparaissent, entre autres, le Bayou des mystères de Zachary Richard, qui chante L'arbre est dans ses feuilles, les violonistes Gilles Losier et Jean Carignan, John Wright et Catherine Perrier, les instigateurs du folk revival en France, et les groupes québécois Barde, Ruine-Babines et Le Rêve du diable. Gabriel Labbé, éminent spécialiste de la musique traditionnelle québécois,aujourd'hui disparu, parle alors de «l'événement le plus mémorable de la décennie (2)».

L'héritage

Saint-Charles-Borromée (Joliette), juillet 2014. À l'occasion de son 40e anniversaire, Le Rêve du diable qui, sans majuscule, était de jouer du violon aussi bien que l'homme, a ouvert vendredi le 20e festival Mémoire et Racines, héritier direct des festivals montréalais d'André Gladu, dont il perpétue la tradition d'ouverture musicale avec des artistes de toutes origines. Ainsi, Mémoire et Racines accueille entre autres cette année la Beaton Family, du Cap Breton (samedi, à midi), et le Patrick Ourceau Trio, de New York (dimanche).

La différence avec son prédécesseur montréalais est que le festival joliettain se déroule dehors, dans le magnifique parc Bosco, au bord de la rivière L'Assomption. Et, mine de rien, Joliette redevient pour un week-end la capitale musicale - et festivalière, c'est souvent pareil - du Québec avec Mémoire et Racines et, à quelques kilomètres de là, le Festival de Lanaudière, qui poursuit sa 37e saison avec, comme toujours, une affiche du plus haut niveau. Aujourd'hui: le Dance Theater of Harlem, une des grandes troupes de ballet classique de New York; demain: l'Orchestre métropolitain, dirigé par Christoph Campestrini, joue des oeuvres de Richard Strauss avec, au piano, le Joliettain Charles Richard-Hamelin, lauréat du Prix d'Europe 2011 et troisième prix à la récente Seoul International Music Competition. Plus que jamais en fin de semaine, Joliette porte son nom de «Sol de musique»...

Monsieur Lambert

«Icitte, c'est chez nous!», lancera le chanteur et accordéoniste Yves Lambert, porte-parole du 20e festival Mémoire et Racines et ambassadeur culturel de Joliette, qui fête cette année son 150e anniversaire. Barthélémy Joliette, lié aux seigneurs de Lanaudière par sa femme, Charlotte, avait d'abord appelé L'Industrie le village où il avait construit sa scierie. Rebaptisée en son honneur, Joliette fait moins laborieux, plus... musical.

Yves Lambert vit tout près, à Sainte-Mélanie. Joliette, c'est sa ville, et Mémoire et Racines, «son» festival. Il s'y produit aujourd'hui et demain avec un groupe qu'il a aussi contribué à rendre célèbre: la Bottine souriante de 1982, le quintette auquel on doit le disque Chic & Swell, dont faisaient aussi partie André Marchand et Mario Forest, qui avait «rêvé» ce festival avec Lambert et d'autres. Notons que la Bottine souriante actuelle s'est produite hier place des Festivals, dans le cadre (stylistiquement très souple) de Juste pour rire.

Yves Lambert a son préféré, mais il a participé à des dizaines de festivals dans le monde, d'abord comme simple festivalier. «Les folk festivals, c'était une affaire d'Anglais. On ne connaissait pas cette esthétique, ici... Jeunes, on allait dans ces événements-là et on tripait fort. Il y avait des workshops où on apprenait plein de choses, avec des musiciens d'expérience. C'est merveilleux! Nous autres, on était tous des autodidactes...»

Toujours autodidacte, Yves Lambert - il a quitté le Bottine en 2003 - parcourt aujourd'hui le monde en trio, avec Tommy Gauthier et Olivier Rondeau, musiciens de formation. «Ils me gardent propre, et moi, j'essaye toujours de les salir un peu», dit en souriant le leader, qui se sent dans son «âge d'or» comme musicien et performeur.

«J'ai appris à connaître les pièges: je suis moins fragile parce que je connais le poids de mes émotions et l'importance de chaque personne dans son rôle propre.

«Après ce long apprentissage, je peux dire que je suis capable de rester moi-même... même après l'euphorie d'un soir.»

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Sources : (1) André Gladu, cinéaste de notre musique traditionnelle, de Pierre Chartrand, sur mnemo.qc.ca. (2) Les Veillées d'automne à Montréal (1975), de David Berthiaume, sur mnemo.qc.ca.