À 7 ans, Marie Brassard savait déjà qu'elle serait une artiste. Elle savait aussi qu'elle aurait un jour 25 ans et qu'elle serait une tout autre personne. C'est cette pensée, arrachée à son enfance, qui a été la bougie d'allumage de son spectacle Moi qui me parle à moi-même dans le futur présenté au FTA.

Comme bien des gens, j'ai longtemps cru que Marie Brassard était une fille de Québec, qui était née à Québec et qui, 50 ans plus tard, y vivait toujours, comme son grand ami et complice, le metteur en scène Robert Lepage. En réalité, Marie Brassard est une fille de Trois-Rivières qui vit et travaille à Montréal depuis 1987. Comme quoi certaines vérités voyagent lentement.

Reste que Marie Brassard a vécu à Québec et étudié au Conservatoire d'art dramatique de Québec au début des années 80. C'est là qu'elle a fait la rencontre de Lepage. Une rencontre déterminante parce que pendant une quinzaine d'années, les deux amis ont collaboré étroitement à sept spectacles, qui les ont amenés à faire le tour du monde et à connaître, chacun de leur côté, un rayonnement international qui ne s'est pas démenti.

Pourtant, au moment de leur rencontre dans un spectacle de finissants du Conservatoire, Marie Brassard ignorait ce qui l'attendait sur le plan professionnel. Elle n'avait d'ailleurs aucunement l'intention de faire carrière comme comédienne, ou même comme auteure. Ce qui l'intéressait, c'était le Japon. Elle avait même entrepris d'aller y étudier la danse pendant un an. Elle connaissait de loin Robert Lepage, qui avait terminé sa formation un an avant elle, et se disait que, s'il fallait qu'elle fasse un jour du théâtre, ce serait avec lui. Et puis, Lepage s'est présenté à elle dans le café-théâtre du cégep Limoilou et lui a annoncé qu'il voulait monter un spectacle dont le titre deviendrait La trilogie des dragons. Avait-elle envie d'embarquer? Pas seulement comme comédienne, mais comme auteure aussi? C'était en 1985. La suite, comme on dit, appartient à l'Histoire.

Anonymat et reconnaissance

Je retrouve Marie Brassard 26 ans plus tard, dans le café de l'Usine C où elle ressemble toujours à une petite fille timide et discrète malgré ses 50 ans et une feuille de route impressionnante, faite de rôles au théâtre et au cinéma et d'incessantes tournées dans le monde. Nous sommes à l'Usine C parce que c'est ici qu'elle présentera du 27 au 30 mai son spectacle Moi qui me parle à moi-même dans le futur, sorte de poème musical et métaphorique sur la vie, la mort et les traces que les êtres humains laissent d'eux-mêmes au fil de leurs mutations. Mais nous sommes aussi à l'Usine C parce que les bureaux de la compagnie Infrarouge, qu'elle a fondée au lendemain du 11 septembre, sont à l'étage supérieur de l'édifice. Nous sommes donc presque chez elle, même si chez elle, c'est la plupart du temps une chambre d'hôtel à Vienne, Berlin, Vancouver ou en Australie.

Marie Brassard fait partie de ces artistes de la marge québécoise, inconnus du grand public d'ici et qui, pourtant, rayonnent dans le monde et sont les plus grands ambassadeurs de notre culture.

J'avoue que le relatif anonymat dans lequel vit Marie Brassard me fascine, surtout lorsque je le compare à l'immense notoriété dont jouit Robert Lepage. Or, Marie Brassard n'était peut-être pas un metteur en scène comme Lepage, mais elle a coécrit avec lui plusieurs pièces dont La trilogie des dragons, Le polygraphe, Les sept branches de la rivière Ota et La géométrie des miracles, autant de spectacles qui ont scellé la réputation de Lepage et en ont fait une star sur les scènes internationales. Mais Marie Brassard m'assure, et je la crois, qu'elle n'a jamais voulu être une vedette, n'a jamais aspiré à autre chose que de remplir, pour quelques soirs, les théâtres où elle se produit.

«La reconnaissance de la télé, où on est une personnalité médiatique avant d'être un artiste, ne m'a jamais intéressée. En revanche, j'ai le sentiment d'avoir une réelle reconnaissance à travers tous les pays où je tourne et qui, depuis 10 ans, m'invitent à chaque nouvelle création. Pour tout dire, j'adore la vie que je mène. Je crée des spectacles, je vis entourée de créateurs avec qui je collabore à des projets toujours inspirants. Je consomme de l'art, je voyage beaucoup. J'ai des amis partout. Je ne suis pas riche, mais je mène une vie très intéressante.»

Identité: artiste

Cette vie bohème d'artiste, Marie Brassard savait dès l'âge de 7 ans qu'elle la mènerait un jour et que sa famille, contrairement à bien d'autres familles de l'époque, en serait ravie. Son père était commis voyageur; sa mère, morte alors que Marie avait 15 ans, était modiste. Pour ses parents comme pour ses deux frères, c'était évident que la petite Marie, qui passait ses journées à dessiner en silence dans son coin, serait une artiste. Marie non plus n'en doutait pas. Quant à la vie de femme mariée avec maison et enfants, elle savait que ce ne serait pas pour elle.

«Je me souviens qu'à l'âge de 7 ans, j'avais pensé au fait qu'un jour j'aurais 25 ans. Je savais qu'à moins d'un accident, ça serait inévitable. Je me suis envoyé un message à moi-même, sachant déjà très bien que je serais quelqu'un d'autre, tout comme dans 30 ans, je serai une autre femme avec un autre corps, un corps de vieille. Peut-être que je vivrai ailleurs, certainement pas dans une maison de retraite. Je suis convaincue par contre que je serai encore une artiste. Ça fait partie de mon identité.»

C'est en voulant revisiter son enfance que Marie Brassard a imaginé Moi qui me parle à moi-même dans le futur. Le spectacle a été créé dans un théâtre à Vienne, qui l'a également coproduit, avant d'être présenté à Berlin, à Münster et à Ottawa. Fait inusité, il existe une version française et une autre en anglais du même spectacle. C'est le cas pour tous les spectacles que Marie Brassard a créés depuis 10 ans, moment où elle a fondé Infrarouge. Le monde venait de basculer dans un nouveau siècle et Marie Brassard avait envie de prendre davantage son destin en main, et sans doute aussi de s'affranchir des autres.

«Au lendemain du passage de l'an 2000, qui était pour moi comme pour tout le monde un tournant important, je me suis dit: à partir de maintenant, quand je vais avoir un rêve, je vais le suivre et faire un geste pour qu'il se réalise.»

Ainsi naquit son premier spectacle solo Jimmy, créature de rêve ainsi qu'Infrarouge. Mais Marie Brassard n'a pas renoncé pour autant au métier d'actrice. Entre deux tournées à l'étranger, on l'a vue à la télé dans le rôle de la journaliste à potins Francine Juneau dans la série Bunker, mais surtout on l'a retrouvée au cinéma dans Le polygraphe qu'elle a coscénarisé avec Robert Lepage et dans une flopée de films québécois comme Les signes vitaux de Sophie Deraspe, Les grandes chaleurs de Sophie Lorain, Cadavres, Congorama, Continental, un film sans fusil, La loi du cochon et Babine où elle incarnait Madame Gélinas, la mère d'Esimésac, l'homme fort du village. D'ici quelques mois, elle retrouvera d'ailleurs le monde de Fred Pellerin et son rôle de mère dans un film réalisé par Luc Picard et dont le personnage principal sera Esimésac.

En attendant, Marie Brassard se parle à elle-même au passé, au présent et au futur, pour nous rappeler que ce que nous sommes aujourd'hui, ce n'est pas toujours ce que nous avons été ni ce que nous serons, demain ou dans 30 ans.

Moi qui me parle à moi-même dans le futur, de Marie Brassard, à l'Usine C, du 27 au 30 mai.