Victimes du déclin de l'Église et de la concurrence chinoise, les fabricants de statues religieuses ne se comptent plus que sur un doigt...

« Avant, je faisais des crèches pour Noël. Maintenant, on ne m'en demande plus. Il y en plein chez Costco. Mais elles ont toutes été faites en Chine.»

Casquette sur la tête, moustache grise, Giovanni Filipelli consulte ses vieux catalogues de statues religieuses avec un soupir de nostalgie. Sur son bureau traînent de vieilles cartes professionnelles, des photos, des piles de papier poussiéreuses et une statuette de bonne soeur distribuant du pain.

Même ambiance dans l'immense atelier juste à côté. Entre les sacs de plâtre, les moules et les statues non terminées, le silence règne. Un ouvrier travaille dans un coin, mais de toute évidence, la chaîne de montage fonctionne au ralenti.

« Dans les années 80, j'avais 15 employés, raconte-t-il. Aujourd'hui, un seul. C'est certain que ce n'est plus pareil », dit-il avec un gros zeste d'accent italien.

À 75 ans, M. Filipelli est peut-être le dernier fabricant de statues religieuses encore en activité dans la région de Montréal. Sinon au Québec. Peut-être même au Canada. Au fil des ans, tous ses compétiteurs ont fermé boutique, le laissant avec un quasi-monopole. C'est ce qui lui permet, dit-il, d'avoir encore du travail. Mais c'est quand même loin d'être la manne.

Plus enclines à fermer qu'à se meubler, les églises ne lui commandent plus rien sauf pour d'occasionnelles restaurations. Les cimetières lui en demandent à l'occasion. Quant aux magasins religieux, comme l'Oratoire ou Sainte-Anne-de-Beaupré, ils achètent la majorité de leurs statuettes en Chine pour beaucoup moins cher.

Devant l'implacable loi du marché, M. Fillippelli a baissé les bras : «Même moi, j'ai commencé à importer de la Chine, lance-t-il. C'est au moins 50% de mon chiffre d'affaires.»

De pire en pire

Dans les années 20, puis après la guerre, les Petrucci , Carli , Berardi & Nieri, E.Dini ou Rigali inondaient littéralement le marché avec leurs statues de plâtre. Les villes se développaient, les paroisses se multipliaient et les églises avaient besoin de s'équiper.

«C'était vraiment l'âge d'or, on ne fournissait pas à la demande », résume Pierre Petrucci, 91 ans, statuaire à la retraite. On pouvait faire une centaine de grosses statues par année et des milliers de petites. Sans compter les chemins de croix, les saints martyrs canadiens et sainte Thérèse de l'Enfant- Jésus. Elle, c'était la folie. Tout le monde la voulait.»

Après le concile Vatican II, en 1962, le marché va toutefois s'effondrer. Emportés par le déclin de l'Église, les statuaires vont disparaître les uns après les autres, faute de demande. « C'est tombé tout d'un coup, raconte M. Petrucci. Quand j'ai fermé la shop, j'avais encore 2500 statues en stock»

Pierre Petrucci s'est recyclé dans la sculpture classique sans succès , puis la vente de maisons, avant de prendre son heureuse retraite.

Encore jeune à 75 ans, Giovanni Filippelli n'en est pas encore là. Même si le marché est «de pire en pire », le statuaire de Terrebonne compte rester en poste jusqu'à ce que le petit Jésus de plâtre en décide autrement.

«Ma femme crie pour que j'arrête, mais je ne suis pas capable, conclut l'artisan. Mais si je ferme, j'espère qu'un autre va continuer. Parce que la religion ne va jamais mourir. Ça fait 2000 ans que c'est là et il y aura toujours de la demande...»

En hausse ou en baisse?

«J'achète de tout, mais pas nécessairement ça.»

Responsable du site Antiquités Québec, Sébastien Cauchy admet qu'il n'a pas beaucoup de demande pour les statues de plâtre. Leur valeur n'est pas très grande, parce qu'elles ont été faites en série.

Rien de nouveau. Dès les années 40, les statuaires étaient dénigrés. On les accusait notamment d'être responsables du déclin des sculpteurs sur bois. De faire du commercial et non de l'art.

Mais selon Pierre Gagné, qui vient de publier, avec sa femme Denise Kouri, un ouvrage à compte d'auteur sur la famille Petrucci (Petrucci de 1790 à 2012, éditions Collectophile), les statuaires méritaient mieux. «Certaines de ces oeuvres étaient extraordinaires. Elles ont traversé le temps et devraient faire partie du patrimoine québécois», lance M. Gagné, en déplorant que «leur préservation ne soit pas une priorité».

«Vrai qu'on reproduisait beaucoup, ajoute Pierre Petrucci, 91 ans. Mais ce n'était pas fait en série comme on pouvait le croire. Beaucoup de nos pièces en plâtre étaient quasi uniques. Il y avait aussi de la création.» Les statues de plâtre ont-elles une chance d'être réhabilitées? C'est la mission que s'est donnée le couple Gagné-Kouri. Mais Sébastien Cauchy, lui, ne voit pas de tendance à l'horizon. «Moi, j'aimerais bien que des gens les collectionnent, dit-il. Mais il n'y en a pas vraiment. Tu en connais beaucoup, toi, des gens qui veulent avoir 75 statues religieuses chez eux?»

Mort, le masque



Dans les années 30, il était coutume de mouler le visage des défunts célèbres. Ces masques mortuaires étaient ensuite conservés pour fabriquer d'éventuelles statues dudit personnage. Experte dans le domaine, la maison Petrucci & Carli a moulé une vingtaine de ces masques. La plupart ont brûlé dans un incendie, mais Pierre Petrucci conserve précieusement les cinq qu'il lui reste, soit ceux du frère André, du peintre Clarence Gagnon, du fondateur du Devoir Henri Bourassa, du journaliste Olivar Asselin et de l'ancien premier ministre Paul Sauvé. «Je me souviens très bien du jour où on a moulé le visage du frère André, raconte Pierre Petrucci. On avait pris l'eau du puits et le plâtre ne séchait pas. Ça a pris tellement de temps que quand on a enlevé le moule, ses poils avaient poussé!»

Des statues «tablettées»

Quand une église ferme, elle redonne son mobilier au diocèse, qui entrepose ensuite le tout dans une réserve. C'est ainsi qu'à Montréal, des dizaines de vieilles statues en plus ou moins bon état dorment sur des tablettes en attendant de trouver un nouveau toit. Quand une église a besoin de remplacer une statue endommagée, elle peut aller piger dans la réserve. «En général, on les place assez facilement», souligne Caroline Tanguay, responsable du patrimoine religieux au diocèse de Montréal. En vertu de la loi sur les Fabriques (1970), les églises n'ont pas le droit de vendre leur matériel liturgique. Le diocèse tient à ce que celui-ci serve au culte et non au commerce. Ainsi, Mme Tanguay visite régulièrement eBay pour s'assurer que certains objets ne soient pas écoulés en douce sur le net. Collectionneur et auteur d'un livre sur la famille Petrucci, Pierre Gagné regrette que l'Église ne soit pas plus flexible. Selon lui, il serait plus profitable de vendre les statues que de les laisser dormir dans une réserve. «Ne serait-ce pas la meilleure façon de les sauver?», conclut-il.