Peut-on comprendre une ville par les oeuvres qu'elle a inspirées? Poésie, journalisme, caricature, littérature, peinture: Montréal a animé l'imagination de nombreux créateurs. Le Salon du livre organise une table ronde sur les oeuvres inspirées de la métropole.

Croisements artistiques

« On espère qu'à travers leurs échanges on va voir différentes images de la ville, comment elle prend vie, les différentes préoccupations des auteurs selon les époques et selon qui parle », explique l'organisatrice de la table ronde sur Montréal, Hélène Hotton, qui est coordonnatrice scientifique du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises, à l'Université de Montréal (CRILCQ). « Plusieurs écrivains et poètes ont pris Montréal comme source d'inspiration. On déborde parfois sur l'idée de ville, mais on prend surtout Montréal comme lieu géographique, qu'on observe de l'intérieur ou de l'extérieur, un lieu de création ou d'étouffement, d'isolement et de foisonnement humain. Nous avons choisi deux chercheurs et deux écrivains pour mélanger les genres. »

Déambulations poétiques

Le poète d'origine guatémaltèque Hector Ruiz organise pour ses élèves du collège Montmorency à Laval des promenades à Montréal pour stimuler leur créativité. « Le concept remonte à Baudelaire et à ses flâneurs de Paris, dit M. Ruiz. Je l'ai connu grâce à un prof à l'UQAM, André Carpentier, qui faisait un séminaire de recherche sur la déambulation littéraire avec des promenades dans Parc-Extension, Rosemont et La Petite-Patrie. On prenait des notes et des photos. Ç'a été pour moi un moyen de déjouer ma pulsion narcissique autobiographique. J'avais deux émigrations derrière la cravate, en Suède à 6 ans et à Montréal à 12 ans, le deuil du trou noir de l'immigration n'était pas encore fait mais je n'étais pas mûr pour l'écrire. Avec mes étudiants, on va sur le Plateau et la Petite Italie, des quartiers avec de la personnalité, de l'histoire et de la culture, qui permet de les introduire à la ville et à l'urbanité, au merveilleux quotidien comme disait Aragon. Étonnamment, beaucoup d'entre eux n'ont jamais mis les pieds sur le Plateau et certains n'ont jamais pris le métro. Pour eux, une promenade, c'est à la campagne, alors c'est plus introspectif. Quand on se promène dans la ville, on rencontre l'autre, ça peut être fascinant ou dérangeant, ça nous altère. »

Intertextualité

L'autre écrivain de la table ronde est Patrice Lessard, qui enseigne au cégep Bois-de-Boulogne et est auteur de romans policiers. « Nous en avions entendu parler au CRILCQ parce que beaucoup d'étudiants parlaient de son Excellence poulet en le comparant à Pulp Fiction [NDLR le film de Quentin Tarantino avec Uma Thurman et John Travolta], dit Mme Hotton. Il n'a pas juste rendu Montréal, mais un quartier vraiment précis de Rosemont, près de Saint-Zotique et Papineau. Avec une esthétique de roman noir, ce procédé intertextuel a transformé le Spa Bambou en Spa Vénus et l'ancien bar Friends en bar Miami Vice, avec des personnages connus du quartier et la réalité politique, par exemple l'ouverture d'un salon de massage à côté d'une garderie, qui avait fait tout un foin. Dans son dernier roman, Cinéma royal, il utilise la même approche pour regarder sa ville natale de Louiseville à travers la lorgnette du film noir, de la femme fatale, de New York et des films de Hitchcock. »

La culture littéraire

La panéliste Micheline Cambron de l'Université de Montréal a une vision très large de la culture québécoise depuis 200 ans. « Elle peut passer de la grande littérature à la publicité et à la presse des XIXe et XXe siècles, à la caricature et aux changements culturels récents », dit Hélène Hotton. Mme Cambron a en effet une production prolifique et variée, allant de Baptiste Ladébauche, un personnage illustré imaginé par Hector Berthelot qui constitue en quelque sorte l'ancêtre de la bédé québécoise, à une réévaluation de la « vulgate » décrivant la deuxième moitié du XIXe siècle québécois en des termes négatifs comme un triomphe de l'obscurantisme, de la réaction et de l'isolationnisme.

Le langage de la peinture

L'autre chercheuse est Esther Trépanier, historienne de l'art à l'UQAM, qui va parler du moment où Montréal a commencé à être un sujet pour les peintres. « On commence à représenter assez tôt Montréal, mais au départ, comme avec Suzor-Côté, ce n'est pas vraiment la ville qui intéresse mais plutôt les effets de brumes et l'atmosphère d'une tempête de neige, dit Mme Trépanier. On voit émerger après la Première Guerre mondiale deux groupes qui vont vraiment peindre Montréal. L'un autour d'Adrien Hébert, lié à l'intelligentsia urbaine et à la revue Le Nigog, qui adopte la ville moderne, le port, les rues commerciales, le Quartier latin. Montréal est alors l'un des plus gros exportateurs de grains au monde et des architectes comme Le Corbusier ont cité les élévateurs de grains du port comme des exemples d'architecture fonctionnaliste. C'est une vision libérale de la ville, comme source de progrès et d'harmonie, à l'opposé de Marc-Aurèle Fortin, qui vit en ville l'hiver et a un constat un peu nostalgique où on voit la ville au loin depuis le mont Royal ou les zones agricoles d'Hochelaga, une ville comme une saucisse dans un hot-dog coincée entre arbres, montagne et ciel. L'autre groupe, c'est celui de Beaver Hall, où une trentaine d'artistes anglophones ont leurs studios, dont plusieurs femmes. Ils peignent leur environnement, souvent les quartiers de l'ouest de l'île. On ne met pas les tramways et l'affichage commercial au centre des oeuvres, comme Adrien Hébert, mais parfois on a l'édifice de la Sun Life. À partir des années 30 et 40, il faut aussi ajouter les artistes juifs, dont les parents ont fui les pogroms d'Europe de l'Est, qui peignent des quartiers ouvriers et sont les seuls à représenter la misère, les taudis, les sans-abri, les chômeurs. »