J'aurais voulu aimer la course à pied en 1960, quand 197 personnes prenaient le départ du marathon de Boston.

Dans ce temps-là, les gens ne faisaient pas la queue pour avoir le privilège d'aller s'entendre râler en courant au-delà des limites de la physiologie et de la raison.

Dans ce temps-là, nul besoin de se «qualifier» pour courir 42,195 mètres. Quelle idée bizarre! C'était l'affaire des athlètes en bonne et due forme ou des extravagants assez fous pour risquer leur vie en alignant trop de pas en trop peu de temps.

Au lieu de ça, je me suis retrouvé un vendredi matin à 9 heures précises à attendre l'ouverture des inscriptions dans ma catégorie, avec des dizaines de milliers d'autres qui se sont aussi qualifiés après avoir couru deux, trois ou (dans mon cas) cinq marathons.

La banalité sociologique frappe parfois brutalement.

Tout le monde court, tout le monde parle de course, tout le monde écrit un livre sur la course!

La course à pied est la nouvelle cuisine. C'est couru: on verra sous peu se profiler des Ricardo de l'entraînement, des Di Stasi o du jogging. Il y aura le Canal Foulées et des téléréalités, ça s'en vient... Les Coachs... Hell's Training...

Un peu comme pour la cuisine, d'ailleurs, la popularité de la course à pied est assise sur une fondation de bons sentiments: la santé, les «saines habitudes de vie», combattre le stress tout en se divertissant, prendre l'air, l'effort récompensé, etc.

Toutes choses belles et bonnes et incontestables. Une certaine catégorie de coureurs, toutefois, ne se contente pas de «courir santé». Il nous faut une mesure. Un chrono. Un objectif. La mise en forme pure ne suffit plus.

Du jog on passe alors à l'entraînement un peu plus méthodique . On se dit que c'est notre façon à nous de continuer à courir. Que sans ces courses, ces records personnels, ces objectifs de saison, la course deviendrait plus fade. Courir «libre» et sans se mesurer, très peu pour moi. À la retraite!

Tout ce qui devient obsessif, cependant, masque une forme de névrose.

Par leur seule accumulation, cette orgie de livres et d'émissions de cuisine, sans égard à leur qualité, exprime quelque chose comme un malaise de civilisation. Un vide à combler. On ne sait plus faire à manger, on ne sait plus s'il faut manger une truite ou un poulet industriel... Une incompétence générale devant un frigidaire, doublée d'une crise morale... Et devant nous, un surcroît d'expertise et de conseils.

Je me demande parfois si cette folie de la course ne masque pas aussi une sorte de vide spirituel, un besoin d'exaltation dans une vie trop programmée.

Je me le demande, mais pas si fort. J'y réponds en allant faire d'autres kilomètres.

Et j'aime ça.

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Chroniqueur à La Presse, Yves Boisvert est lui-même auteur du livre Pas - Histoires et récits d'un coureur.