Longtemps j'ai cru vouloir vivre au XIXe siècle. Ce fut d'abord l'époque de Sophie, dont les malheurs m'avaient à la fois horrifiée et amusée; ce fut ensuite celle de Laura Ingalls, pour la famille de qui je m'étais prise d'affection en lisant ses romans, puis des trois mousquetaires qui, surprise, étaient quatre. Plus tard, ce furent surtout les années des Guermantes, des amours malheureuses de Swann et d'Odette, d'Emma et de son mari Charbovari, d'Élisabeth Tassy, née d'Aulnières, en sa seigneurie de Kamouraska.

J'y ai vécu en leur compagnie pendant quelques heures ou quelques semaines, comme les lecteurs de Maurice Druon ont tous un peu habité le bas Moyen Âge et ceux de Roger Lemelin, la pente douce du Québec des années 30. Mais il n'y a pas que les romans qui puissent nous transporter à des lieues, à des siècles de notre monde, et l'image qu'on se fait aujourd'hui de la Belle Province d'avant la Révolution tranquille doit probablement autant à Jehane Benoît qu'à n'importe quel écrivain. Mine de rien, livres de cuisine, albums, almanachs, manuels de technologies ou de bonnes manières nous parlent aussi du monde où ils ont été écrits.

Enfant, les livres me semblaient inextricablement liés au passé, comme des fenêtres ouvertes dans le réel qui auraient donné sur un paysage mi-imaginé et mi-révolu. Ce n'est sans doute pas par hasard que la langue française, qui n'est pourtant pas reconnue pour son économie, désigne par un même mot - histoire - le récit rigoureux d'événements réels et le conte fantastique qu'on fait aux enfants pour les endormir ou les distraire. Bien sûr, le terme est employé dans des acceptions différentes, et on n'écrit pas de la même manière, pas plus qu'on ne lit du même oeil, un roman et un manuel d'histoire. Cette polysémie révèle pourtant une chose fondamentale: qu'on relate des événements vrais, faux, incertains, fictifs, impossibles ou inventés de toutes pièces, l'essentiel réside dans le fait de raconter, c'est-à-dire de témoigner, de consigner pour mémoire, de résister, de traverser le temps.

La machine à explorer le temps imaginée par H.G. Wells était un appareil d'allure mystérieuse, fait de nickel, d'ivoire et de quartz, et muni de manettes. La DeLorean où prenait place le héros de Back to the Future désireux de retourner dans l'avenir, équipée d'une encombrante minuterie, était en outre pourvue de portières se déployant comme des ailes et d'une longue perche chargée de l'alimenter en électricité. Quand on pense aux voyages dans le temps, c'est d'abord à de semblables engins que l'on songe.

Le livre est un mécanisme à la fois plus simple et infiniment plus complexe. En ces temps de liseuses électroniques et autres gadgets technologiques, il reste, sous sa plus simple expression, dans sa forme essentielle, un assemblage de pages blanches où sont imprimés des signes noirs diversement agencés. Mais ces signes, s'ils sont les mêmes pour tous, ne voudront pas dire la même chose pour tous les lecteurs. Il est vrai que le roman est, comme le disait Stendhal, un miroir que l'on promène le long d'un chemin, mais c'est aussi un miroir dans lequel chacun en vient peu à peu à découvrir son propre visage. (Cette analogie sied encore mieux à certaines liseuses électroniques qui, si vous tentez d'y déchiffrer un texte en plein soleil, ne vous renverront que votre reflet sur un écran sombre. Le livre papier ne connaît pas ce genre de problème.)

Quand on se passionne pour les mésaventures d'une fillette qui reste dehors sous l'orage dans l'espoir de voir friser ses cheveux ou les états d'âme d'une épouse de médecin de province, ce n'est pas par amour de la coiffure ni par intérêt pour la médecine (ou la province) - c'est que l'une et l'autre, mystérieusement, nous parlent de nous, et du monde qui nous entoure.

Qu'ils décrivent un voisinage familier ou une contrée lointaine, qu'ils aient été écrits hier ou il y a deux cents ans, les beaux livres ont une manière bien à eux de défier le temps: après avoir hiberné parfois pendant des décennies, ils se remettent chaque fois à vivre par le dialogue qu'entretient avec eux un nouveau lecteur, sans lequel ils resteraient lettre morte. Ce faisant, ils ne contribuent pas seulement à dessiner ce continent à moitié imaginaire qu'est le passé, mais, page à page, mot à mot, construisent le monde que nous habitons, lui aussi tissu d'histoires.

Longtemps j'ai cru vouloir vivre au XIXe siècle. Je sais maintenant que je me trompais: c'est dans les livres que je voulais vivre.

Et, pendant ces six jours en novembre, en compagnie d'auteurs, d'éditeurs, de lecteurs et autres voyageurs immobiles, c'est bien ce que j'ai l'intention de faire.

Auteure et traductrice, Dominique Fortier a publié trois romans aux éditions Alto: Du bon usage des étoiles, Les larmes de saint Laurent et La porte du ciel, tout juste sorti cet automne. Tous trois se déroulent... au XIXe siècle.